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– Je vous écoutais pourtant avec beaucoup de passion.

– Je le sais... Pardonnez-moi ma réflexion taquine. C'est pour cela aussi que j'aime vous avoir près de moi. Parce que vous savez merveilleusement bien écouter. Vous me direz : qui n'écoute le Roi ? Chacun se tait quand il parle. C'est vrai. Mais il y a beaucoup de façons d'écouter et je perçois souvent chez mes interlocuteurs la servilité, l'empressement stupide d'approuver. Vous, vous écoutez avec votre cœur, avec toutes les facultés de votre intelligence et un grand désir de comprendre. Cela m'est précieux. Il m'est souvent difficile de trouver à qui parler, et pourtant il y a une grande utilité à converser. En parlant, l'esprit achève ses propres pensées. Auparavant il les gardait confuses, imparfaites et seulement ébauchées. L'entretien qui l'excite et qui l'échauffe le porte insensiblement d'objet en objet plus loin que n'avait fait la méditation solitaire, et lui ouvre, par les arguments qu'on lui oppose, mille nouveaux expédients. Mais en voilà assez pour le moment. Je ne veux plus vous retenir.

*****

Derrière la porte secrète Bontemps dormait sur une banquette, du sommeil léger et inconfortable des serviteurs. Il fut sur pied aussitôt. Angélique refit en sens inverse le chemin du labyrinthe nocturne, et avant de le quitter remit au valet le justaucorps de son maître. Dans sa chambre, la chandelle qu'elle y avait laissée achevait de se consumer en grésillant et en projetant de grandes ombres au plafond. À sa lueur Angélique découvrit un masque pâle contre le mur et deux mains qui, sur une jupe, égrenaient un chapelet. L'aînée des demoiselles de Gilandon veillait pieusement en attendant le retour de sa maîtresse.

– Que faites-vous là ? Je ne vous avais point appelée, fit Angélique très contrariée.

– Le chien aboyait. Je me suis informée si vous n'aviez besoin de rien et comme vous ne répondiez pas j'ai craint que vous ne soyez souffrante.

– J'aurais pu tout simplement dormir. Vous avez trop d'imagination, Marie-Anne, c'est ennuyeux. Dois-je vous recommander d'être très discrète ?

– Cela va de soi, Madame. Avez-vous besoin de quelque chose ?

– Eh bien, puisque vous êtes debout, rallumez le feu et mettez cinq ou six charbons dans la bassinoire pour me réchauffer mon lit. Je suis gelée.

« Au moins elle ne va pas s'imaginer ainsi que je sors d'un autre lit, pensa-t-elle, mais alors que peut-elle s'imaginer ? Pourvu qu'elle n'ait pas reconnu Bontemps lorsqu'il m'a tenu la porte... »

Blottie entre ses draps, le court sommeil auquel elle aspirait ne lui fut pas donné. Dans trois heures à peine, Mme Hamelin, la « vieille » à coiffe de dentelle, passerait par les couloirs de Versailles et s'en irait tirer les courtines de l'alcôve royale. Et la journée de Louis XIV commencerait.

Angélique entendait encore sa voix harmonieuse, un peu lente, exposant le fruit de sa pensée à la fois si cachée et si universelle. Elle songeait qu'il y avait en lui quelque chose d'héroïque, à la manière des princes de la Renaissance italienne, car il était jeune, assuré, séduisant, aimant la gloire comme eux et passionné de beauté, ce qui n'est pas une exigence masculine très répandue.

Le bourdonnement de sa voix la hantait et elle se sentait prisonnière de cette voix plus qu'elle ne l'avait été de ses baisers.

Chapitre 8

Bachtiari bey sauta lestement en selle. Sous le harnachement exotique aux larges étriers, la jument Cérès paraissait très à son aise. Elle ne jeta pas un regard sur Angélique, qui venait d'arriver à Suresnes.

Des cavaliers persans, leurs poignards sur la poitrine, leurs sabres au côté, s'avançaient par l'allée aux arbres gris. Ils tenaient tous en main un très long bâton ou « djerid » peint de couleurs vives, et ils s'alignèrent en demi-cercle autour du prince. Celui-ci prit des mains de son page un autre « djerid ». Il se dressa sur ses larges étriers à franges d'or et poussant un cri aigu il entraîna toute la troupe derrière lui au trot. Les cavaliers disparurent derrière les frondaisons du petit parc.

Angélique éprouva l'humiliation d'être plantée là sur le perron de la maison, sans un mot, tandis qu'elle avait fait annoncer sa visite le matin même. Agobian, l'Arménien qui était resté près d'elle, dit :

– Ils vont revenir. Ils se partageront devant vous en deux colonnes parallèles et vous allez assister à notre « djerid boz ». C'est un combat auquel les guerriers de notre pays s'entraînent depuis les temps les plus lointains. Son Excellence a ordonné la cérémonie pour vous faire honneur.

En effet les cavaliers n'étaient pas allés loin. On entendit qu'ils stoppaient hors du village, puis un trot précipité qui se transforma en galop effréné. Ils apparurent sur deux files en hurlant et en brandissant en l'air avec des moulinets leurs lourds bâtons. Certains poussaient l'adresse jusqu'à passer en plein galop sous le ventre de leurs chevaux, et ils se retrouvaient en selle aussitôt sans avoir rien laissé tomber à terre.

– Cette voltige s'appelle chez nous « djiguite » et l'un de nos plus forts djiguites est naturellement Son Excellence. Mais il ne se laisse pas aller à toute sa fantaisie afin de ne pas affoler son nouveau cheval, car cela le rendrait « haram » ou vicié. Aussi il doit lui en coûter de ne pas montrer toute son adresse devant vous, Madame, expliqua l'Arménien.

Arrivés à hauteur du perron, les deux files de « djiguites » s'arrêtèrent net, ce qui fit déraper plusieurs chevaux sur la neige fondante. Les deux rangs s'écartèrent de l'allée et formèrent sur la pelouse deux rangées de combattants qui devaient s'affronter. Sur un signe de Bachtiari, les deux camps foncèrent l'un sur l'autre avec fougue, faisant à nouveau virevolter leur djerid. Enfin ce fut la mêlée. Les cavaliers tenant chacun son bâton sous le bras comme une pique cherchaient à désarçonner l'adversaire ou à lui faire lâcher son arme. Lorsqu'une prise échouait de part et d'autre les deux combattants se séparaient, s'éloignaient et refonçaient l'un sur l'autre pour un nouveau combat singulier. Les cavaliers désarçonnés ou ayant perdu leur djerid quittaient la lice. L'ambassadeur demeura parmi les derniers, malgré l'infériorité de son cheval. Ses adversaires n'y mettaient pas de courtisanerie. Bachtiari bey les dominait sans conteste par la souplesse, la vigueur et l'habileté.

La djerid boz s'acheva assez vite. Le seigneur persan revint vers sa visiteuse, un sourire éclatant sur son brun visage.

– Son Excellence vous fait remarquer que la djerid boz est l'exercice préféré de notre nation depuis les Mèdes. Au temps du roi Darius on se battait ainsi, et il est probable que cette coutume nous est venue de Samarcande, la capitale du Turkestan, où florissait alors une si brillante civilisation.

En public Bachtiari bey affectait toujours d'ignorer le français et passait par son interprète. Angélique ne voulut pas être en reste d'érudition.

– Les chevaliers du Moyen Age français s'affrontaient en tournois semblables.

– Ils en avaient rapporté le goût de leurs croisades en Orient.

« Bientôt ils vont me persuader que c'est à eux que nous devons d'être civilisés », pensa Angélique.

À la réflexion il lui apparut qu'il y avait, en effet, quand même un peu de cela. Elle était assez ignorante mais la fréquentation des Sermons lui avait enseigné pas mal de choses sur l'Antiquité et l'histoire des civilisations. Héritier de l'éblouissant passé assyrien, Bachtiari bey n'avait pas encore réalisé qu'il appartenait à un peuple décadent. Maintenant Angélique connaissait les sujets de conversation qu'exigeait la politesse. Il fallait parler « chevaux ». Son Excellence vanta une fois de plus le mérite de Cérès.

– Il dit qu'il n'a jamais vu un cheval de son pays à la fois aussi docile et aussi fougueux. Le roi de France l'a fort honoré par ce présent. Chez nous un tel cheval pourrait être échangé contre une princesse de sang royal.