Angélique dit que la jument venait d'Espagne.
– Voilà un pays où j'aimerais me rendre, constata l'ambassadeur. Mais il ne regrettait rien car sa mission l'amenait à connaître non seulement le plus puissant souverain de l'Occident, mais aussi les plus belles femmes qu'on réservait à la cour du grand monarque, ce qui n'était que justice.
Angélique profita de ces bonnes dispositions pour lui demander quand le moment serait venu pour lui de se présenter devant ce grand monarque.
Bachtiari bey retomba songeur. Avec un soupir il exposa que cela dépendait d'une part de son astrologue, mais d'autre part du degré de « techrifat », de dignité qu'on voulait bien reconnaître à son ambassade.
Pendant la conversation ils étaient rentrés dans la maison et avaient pénétré dans le salon, transformé à l'orientale. Dès la portière retombée il se remit à parler français.
– Je ne puis me présenter devant un roi qu'avec un cérémonial digne de ce roi et digne du souverain d'Orient qui m envoie.
– N'est-ce pas ce que notre... grand vizir, le marquis de Torcy, vous a proposé ?
– Pas du tout ! explosa le Persan. Il voulait me conduire en carrosse entre des gardes infidèles, comme un prisonnier et puis il prétendait, ce fieffé menteur de laquais de vizir, que je devais me présenter tête nue devant le roi... C'est à la fois insolence et indignité, car on doit se déchausser et rester couvert comme à la mosquée, devant Dieu.
– Nos usages sont inverses. L'on doit se découvrir devant Dieu dans nos églises. Je suppose que si un Français arrive devant votre roi avec des chaussures vous le faites déchausser ?
– C'est vrai. Mais s'il a une escorte d'honneur insuffisante on lui en fournit une... pour faire honneur au visiteur... et pour la dignité du Schah. Votre roi est le souverain le plus grand... Il doit m'honorer en m'accordant une entrée triomphale, digne de son règne à lui, faute de quoi je serais dans la nécessité de m'en retourner sans m'acquitter de ma mission.
Le ton était ferme et chagrin. Angélique osa demander :
– Ne risquez-vous pas la disgrâce pour n'avoir pas accompli votre mission ?
– Je risque ma tête... mais je préfère cela au déshonneur public chez vous.
Elle comprit que la situation était plus grave qu'on ne le pensait.
– Les choses s'arrangeront, dit-elle.
– Je ne sais pas.
– Il faut qu'elles s'arrangent. Ou alors je vous aurais porté la mauvaise chance... le « nehhoucet »...
– Bravo ! applaudit le Persan, égayé.
– Et je commettrais le crime d'avoir fait mentir un saint homme de chez vous, qui assurait que ma rencontre ne vous serait pas nuisible, alors que si l'on vous coupait la tête, preuve serait faite de son manque d'intuition. Ce serait une grande humiliation pour lui. Mon raisonnement est-il faux, Excellence ? Je ne suis qu'une femme et je suis étrangère.
– Vous ne vous trompez pas, je crois, dit sombrement Bachtiari bey, et votre cerveau est même au-dessus de votre beauté. Si ma mission réussit, je sais le présent que je demanderai à votre roi...
Un remue-ménage mêlé au son aigu des fifres se faisait entendre derrière la tenture.
– Voici mes serviteurs qui viennent pour le bain. Après le violent exercice du djerid boz il est bon de procéder à des ablutions.
Deux esclaves noirs portant une grande bassine de cuivre remplie d'eau bouillante entrèrent suivis d'autres domestiques qui portaient des serviettes, des flacons d'eau de senteur et des pâtes odoriférantes.
Bachtiari bey les suivit dans la pièce attenante, qui devait être celle des fameux bains turcs que le sieur Dionis avait fait construire. Angélique y aurait volontiers jeté un coup d'œil mais sa curiosité lui paraissait scabreuse. À certains moments les regards de Bachtiari bey ne la mettaient pas à l'aise, et plus elle pénétrait dans sa mentalité orientale plus son rôle d'ambassadrice lui paraissait risqué et comportant des servitudes, pour ne pas dire des obligations, auxquelles elle n'était pas du tout décidée à consentir. Elle songea vaguement à se retirer. Elle ferait expliquer que l'usage français ne lui permettait pas de demeurer plus de deux heures en tête à tête avec un homme. À moins que le Persan n'entrât en fureur, considérant son départ comme un nouvel affront ce qui, évidemment, envenimerait encore les affaires qu'elle devait rétablir. Au mouvement qu'elle avait ébauché pour se lever, le petit page s'empressa. Il devait être chargé de la distraire. Il approcha le lourd plateau de friandises, courut chercher d'autres coussins pour placer dans son dos et sous ses bras. Il prit une petite cassolette remplie de charbons ardents, y jeta une pincée de poudre et, agenouillé, tendit l'encensoir vers elle pour lui faire respirer la fumée bleue et odorante.
Décidément il fallait partir. Cette chambre où stagnaient de lourds parfums inusités, ce prince qui allait revenir avec ses prunelles sombres, sa grâce voilée d'humeur, sa dignité qui cachait d'imprévisibles colères avaient beaucoup trop de séduction. Le petit page s'agita. Il ouvrit les couvercles des coupes en vermeil, déboucha les flacons de porcelaine bleue, et dans un gazouillis d'oiseau encouragea la visiteuse à se servir. En désespoir de cause il lui porta aux lèvres une petite tasse d'argent contenant une liqueur verte et dorée. Elle but et trouva que cela ressemblait à l'angélique poitevine. La diversité des confitures l'amusait. Il y en avait de toutes les couleurs, alternant avec des pyramides de pâtes transparentes vertes et rosés, et de nougats à la pistache. Angélique goûta à tout du bout des dents, rejetant ce qui lui paraissait trop écœurant, réclamant les sorbets aux fruits qu'une sorte de glacière conservait au frais. Elle voulut fumer avec le narguilé, mais lorsque le petit page comprit son désir il s'y opposa en roulant des yeux pleins d'effroi. Puis il éclata d'un rire aigu, plié en deux. Angélique l'imita, trouvant délicieux de n'avoir rien d'autre à faire que de se prélasser ainsi en jouant, parmi tant d'opulences. Elle en était encore à rire aux larmes tout en se pourléchant le bout des doigts poissés par de la confiture de rosés, lorsque Bachtiari bey reparut sur le seuil. Il parut enchanté.
– Vous êtes ravissante... Vous me rappelez une de mes favorites. Elle était gourmande comme une chatte.
Il prit dans une coupe un fruit et le jeta au petit page en criant un ordre. L'enfant, toujours riant, attrapa la récompense au vol et en deux bonds s'élança hors de la pièce.
« Ce petit roi mage m'a fait boire quelque chose de diablement fort », se dit Angélique. La sensation qu'elle éprouvait ne ressemblait pas à l'ivresse, mais à une vague chaleureuse comme le bonheur, et qui mettait la sensibilité à fleur de peau.
Le nouvel aspect de Bachtiari ne lui échappait pas. Il n'était vêtu que de braies de satin blanc serrées aux mollets et gonflant vers le haut, retenues par une ceinture piquetée de pierreries.
Son buste nu et lisse, oint de pâtes parfumées, révélait une anatomie parfaite, vigoureuse comme celle d'un félin. Il n'avait plus de turban. Ses cheveux noirs, brillants d'huile, étaient rejetés en arrière et retombaient jusqu'à la naissance des épaules. D'un geste vif il se débarrassa de ses sandales brodées, et s'étendit sur les coussins. Tout en portant d'une main nonchalante sa pipe à ses lèvres il fixait Angélique du regard.
Celle-ci aurait eu mauvaise grâce à ne pas comprendre que les discussions de protocole n'étaient plus de mise. De quoi parler alors ?
Elle mourait d'envie de s'étendre aussi sur les coussins. La raideur de son corset l'en empêcha et l'armature barbare qui lui comprimait la taille et l'obligeait à se tenir droite lui apparut à cet instant comme le symbole d'une éducation prudente et qui accordait aux pécheresses le bénéfice de la réflexion. D'un autre côté, il lui semblait impossible de se lever et de s'en aller sans explication. Elle n'en avait aucune envie. Aucune envie, vraiment ! Mais elle resterait assise. Grâce à son corset. Le corset était une belle invention ! Il avait dû être inventé par la Compagnie du Saint-Sacrement. À cette idée, Angélique se remit à rire aux éclats, se balançant d'avant en arrière tant elle trouvait cela drôle. Le Persan était visiblement ravi de sa gaieté.