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– Vous a-t-il déjà reçu ?

– Plusieurs fois même. Ce n'est pas un tyran, votre roi, c'est un haut ami. Il me donnera des secours pour libérer ma patrie.

Angélique s'éventait en regardant autour d'elle. La foule augmentait à chaque instant. Sa robe émeraude n'était pas déplacée. Le petit Aliman – un petit métis qu'elle avait acheté comme page – commençait à suer à grosses gouttes en soutenant le manteau de robe brodé d'une lourde garniture en fil d'argent. Elle lui dit de lâcher cela un moment. Elle avait eu tort d'acquérir un enfant si jeune. Il faudrait qu'elle en achète un autre plus âgé. Ou bien du même âge et qui aiderait Aliman à porter la queue. Oui, l'idée était à creuser. Un négrillon tout noir et l'autre doré, habillés de couleurs différentes ou semblables, ce serait amusant au possible. Elle aurait un succès fou !

S'apercevant que Rakoczi avait continué à discourir elle enchaîna :

– Tout cela est fort bien mais ne me dit pas qui nous avons été priés d'honorer par notre nombreuse compagnie. On parlait de l'ambassade moscovite ?...

La physionomie du Hongrois se transforma et ses yeux ne furent que deux tirets noirs et brillants de haine.

– Les Moscovites, dites-vous ? Jamais je ne supporterai de voir, à quelques pas de moi, les envahisseurs de ma patrie !

– Mais je croyais que vous n'en vouliez qu'à l'empereur d'Allemagne et aux Turcs ?

– Ignoriez-vous que les Ukrainiens occupent Budapest, la capitale ?

Angélique avoua très humblement qu'elle l'ignorait et qu'elle n'avait même aucune idée de ce qu'étaient les Ukrainiens.

– Je ne doute pas d'être particulièrement sotte, fit-elle gentiment, mais je parierais volontiers cent pistoles que la plupart des Français ignorent cela tout comme moi...

Rakoczi secoua la tête avec mélancolie.

– Hélas ! comme ils sont loin de nos angoisses, ces grands peuples d'Occident vers lesquels nous tournons nos yeux avec espérance.

« Savoir parler une langue ne supprime pas les barrières entre peuples. Je parle bien le français, n'est-ce pas ?

– Parfaitement bien, approuva-t-elle.

– Et pourtant personne ne m'entend parmi vous.

– Le roi vous entend, j'en suis certaine. Il est au courant de tout ce qui regarde les nations du monde.

– Mais il les pèse dans la balance de ses ambitions. Espérons que je n'aurai pas été trouvé trop léger.

Ils se déplacèrent et s'avancèrent, car un mouvement de foule annonçait l'arrivée d'un visiteur important.

Précédée de deux officiers du roi en grand uniforme dans lesquels Angélique reconnut le comte Czerini, lieutenant du 1er régiment étranger Greder Allemand, et le marquis d'Arquien, capitaine des Gardes Suisses de Monsieur s'avançait d'abord la princesse Henriette, femme de Monsieur, au bras d'un sexagénaire bedonnant et couvert d'énormes diamants. Derrière, suivaient le frère du roi, son favori le chevalier de Lorraine, et le marquis d'Effiat. De nombreux ecclésiastiques, dont le nonce du pape, formaient la suite. À l'approche du cortège le Hongrois tendit haut le bras droit, qu'il porta ensuite à son front, achevant ce salut singulier par une révérence de Cour. Le haut personnage entrant s'arrêta. Sa figure, assez laide et boursouflée parut s'affaisser et vieillir soudain. Mais dans cette face ravagée s'allumèrent deux yeux d'un éclat bleu délavé comme la neige fondante, et il dit d'un ton très bas et lourd :

– Tiens, prince, vous me saluez maintenant ?

– Oui, Sire, car je salue en vous non pas le tyran, mais l'homme ayant su renoncer à tout.

La figure du vieillard se rembrunit et se raidit.

– C est vrai. J'ai renoncé aux hommes de cette terre et à leurs querelles. Aussi, appelez-moi plutôt Monsieur l'Abbé.

– Que Votre Éminence m'excuse.

– Je ne suis plus cardinal non plus, mon ami, qui ne parvenez pas à comprendre que vous non plus n'êtes pas prince, aux yeux de Dieu. Tous ces titres sont futiles. J'ai dit ! acheva-t-il avec une majesté surprenante chez ce bon gros.

Le cortège reprit sa marche, pour se placer vers le fond de la salle. Le jeune Hongrois tourna vers Angélique un visage torturé.

– N'est-ce pas étrange que le destin ? Cet homme était mon pire ennemi. Et le voici dépouillé de tout, même de ses ennemis.

Il poursuivit, d'une voix contenue et sourde :

– Vous ne pouvez nous comprendre : vous êtes des Latins. Nous, les Hongrois, nous descendons en ligne presque directe des Goths, mais ensuite nous avons subi quatre siècles d'occupation par les Huns d'Attila, dont les descendants se sont attardés dans nos plaines fertiles. Et ce mélange des Jaunes errants et des Goths primitifs a formé notre race fière et casanière, dont la devise est « Point de vie hors la Hongrie ».

– C'était votre roi ? interrogea-t-elle.

– Mais non ! cria presque avec colère le Hongrois. Je vous dis que c'était notre pire ennemi. N'avez-vous pas reconnu Casimir V, roi de Pologne ?

– Un roi, ce gros seigneur bedonnant, aux allures d'homme d'Église ?

– Je vous répète que c'est Jean lui-même, fils de Sigismond III de Pologne.

– Mais il parle un excellent français.

– Il a fait ses études dans un collège de Jésuites français. Il est jésuite lui-même et a été cardinal. Lorsqu'il dut succéder à son frère Wlasislas VII, il obtint une dispense pour épouser la veuve de son frère, une Française justement, Marie de Gonzague. Mais depuis la mort de celle-ci il a renoncé à tout et il vient même d'abandonner le trône.

– Pourquoi dites-vous que c'est votre ennemi ?

– Parce que les Polonais ne cessent de revendiquer la Hongrie pantelante.

– Tout le monde se l'arrache, si je comprends bien ?

– C'est là le terme en effet, dit le prince tristement. Notre pays est une terre trop riche. Le delta d'un grand fleuve, le Danube, qui l'a recouverte de limon noir prodigieusement fertile. L'Allemagne et l'Autriche, les Turcs, les Polonais, les Ukrainiens poussés par les Moscovites, la revendiquent, veulent au moins s'en tailler une part. J'ai chassé les rois qui avaient fait alliance avec nos ennemis. Je veux maintenant me dresser et leur dire à tous : « Arrière ! »

Il avait élevé la voix, et leurs voisins immédiats le regardèrent avec un mélange d'effroi et d'amusement.

M. de Gesvres, le Grand Chambellan, paraissant à l'entrée du Grand Salon, annonça :

– Messieurs, le Roi !

Chapitre 11

On entendit le choc sourd des hallebardes que les gardes frappaient contre le plancher, puis le pas ferme et posé du jeune roi qui se rapprochait. Lorsqu'il parut, dans le silence, tous les gentilshommes ôtèrent leur chapeau et s'inclinèrent, tandis que les dames s'agenouillaient en leurs révérences.

– Je vous remercie, Mesdames, et vous aussi, Messieurs, dit Louis XIV, de vous être assemblés si nombreux à ma demande. Nous pourrons ainsi mieux honorer notre amitié avec le glorieux pays de Pologne à qui la France a déjà donné des reines, et dont l'Histoire s'est souvent trouvée en conjonction avec celle de notre royaume en l'An 1037, où son roi Casimir Ier le Pacifique vint finir ses jours en France comme prêtre de l'Ordre de Cluny. Illustre exemple que perpétue aujourd'hui notre cousin très aimé, que nous sommes heureux d'accueillir avant qu'il n'aille servir le seul Maître de tous. Sa présence ajoutera un lustre particulier à la cérémonie à laquelle je vous ai conviés.

Ayant parlé, le roi commença de s'avancer, ayant à sa droite le roi Casimir, à sa gauche, la reine. Puis M. et Mme d'Orléans et Monsieur le Prince. Les dames d'honneur suivirent, entraînées par Mme de Montespan, et enfin toute la Cour dans un agréable désordre de procession.