D'un geste lent il drapa le manteau autour d'elle.
– Je sais que vous êtes frileuse, fit-il à mi-voix avec un sourire.
Ses mains s'attardaient sur ses épaules.
Mme de Montespan entra, très animée. Elle aussi avait été conviée dans le Cabinet des Cristaux pour y choisir une parure à son goût. Son sourire baissa d'éclat en apercevant Angélique, à laquelle le roi nouait les cordons d'or du somptueux manteau.
– Me suis-je trop hâtée, Sire ? fit-elle d'une voix qui voulait être enjouée mais qui grinçait malgré elle.
– Nullement, ma très belle. Voici vos trésors, où vous pouvez puiser à volonté.
– Ce qu'en laisse Mme du Plessis-Bellière...
– Les restes sont encore abondants.
Le roi éclata de rire.
– Seriez-vous jalouse ? Mme du Plessis s'est montrée si discrète que j'ai dû de mon chef ajouter ce manteau pour elle.
– N'empêche que vous l'avez fait choisir la première, râla Athénaïs, dont la colère et l'orgueil étaient toujours plus forts que la ruse.
– Mme du Plessis a été mon ambassadrice près de l'ambassadeur. Or, apprenez que mon dessein a toujours été de récompenser les serviteurs du Royaume d'abord. Mes favorites ne viennent qu'en second lieu.
Le ton était sans réplique. Mme de Montespan fit de son mieux pour se contenir.
– J'adore vous voir jalouse, reprit le roi en lui saisissant la taille avec vigueur, il semble que vous allez éclater en flammes.
Il lui baisa la nuque, la naissance de l'épaule avec gourmandise.
– Puis-je me retirer, Sire ? dit Angélique, ébauchant une révérence.
– Un instant encore, je vous prie. J'ai une recommandation à vous faire. Promettez-moi de ne pas vous soigner la peau avec l'horrible mixture que vous affectionnez.
– Je m'en garderai bien, Sire.
– Sait-on jamais quelles extravagances peuvent passer par la tête d'une jolie femme ! Enfin, ne vous empoisonnez pas et ne vous gâtez pas le teint.
Du bout du doigt il lui effleura la joue d'une caresse légère.
– Ce serait dommage !
« Le roi vient de signer mon arrêt de mort par ce geste », pensa Angélique, qui avait senti le regard de Mme de Montespan s'enfoncer comme un couteau entre ses omoplates tandis qu'elle sortait.
Elle alla vérifier que la « moumie » était en lieu sûr, qu'on n'en avait point renversé ni distrait une goutte. Elle ne serait tranquille que lorsque le vieux Savary l'aurait en sa possession. Dans le but de pouvoir retourner sur Paris dès que possible elle alla s'informer des festivités prévues. Elle apprit avec satisfaction qu'après le petit souper tout le monde pourrait s'aller coucher en paix et que la Cour repartirait dès le matin pour St-Germain. Angélique alla demander à la reine si elle n'avait pas besoin de ses services. Celle-ci répondit que non, à son habitude. L'emploi d'Angélique à ses côtés était purement honorifique, et la souveraine préférait la voir ailleurs. Angélique, la conscience en paix, fît porter le coffre jusqu'au carrosse et commanda d'atteler. Le cocher grommela un peu. C'était un homme d'un certain âge, légèrement corpulent et qui était entré au service d'Angélique quand elle s'appelait encore Mme Morens et qu'elle n'était qu'une des plus importantes commerçantes de Paris. Elle menait alors la vie bien réglée des gens qui n'ont pas de temps à perdre et qui savent que la nuit est faite pour dormir. Le maître cocher ne s'en était pas moins réjoui de l'ascension rapide de sa maîtresse à la Cour. Il avait apprécié comme il se doit que « l'honneur du carrosse » lui fût accordé, c'est-àdire que l'équipage eût le droit de pénétrer et de tourner dans la première cour du château, à Versailles.
Mais depuis quelque temps il déplorait de la voir toujours par monts et par vaux, de jour et de nuit, et, de préférence, de nuit. C'est à peine s'il avait maintenant le temps de panser les chevaux, de leur laver les jambes ou de leur faire le crin. Et parfois le carrosse avait dû repartir non graissé et encore couvert de boue. Le cocher se sentait déshonoré. Les conversations qu'il avait eues avec ses collègues lorsqu'ils se réunissaient pour boire un pot de vin dans les communs de Versailles lui avaient appris que cet état de choses ne pourrait aller qu'en empirant, la maladie de la bougeotte devenant endémique chez les grandes dames de la Cour à mesure qu'elles avançaient en grade. La mine sombre, le cocher fit claquer son fouet et le carrosse roula sur les pavés de la grande cour, franchit les grilles et s'élança sur la route de St-Cloud, laissant derrière lui Versailles, éclaboussé par le sang d'un crépuscule hivernal digne des splendeurs de Louis XIV. À onze heures il entrait dans Paris. À onze heures et demie, rue de Bourtibourg. Angélique tambourinait aux volets de la boutique de maître Savary. L'apothicaire n'était pas encore couché. Il broyait quelques poudres dans un mortier de fonte. À la vue d'Angélique il pâlit et sa barbiche se mit à trembler. Avec un sourire mystérieux Angélique fit signe aux valets de déposer le coffre sur le comptoir. Entre le mortier, les vases de cuivre et de bois peint, la petite balance et la tête de mort, le coffret de bois précieux brilla du miroitement de ses ors et de ses nacres.
D'une main fébrile Savary souleva le couvercle ! le bouchon, huma l'odeur du vase. Cette fois Angélique ne put le retenir de se prosterner devant elle.
– Toute ma vie, gémit-il, toute ma vie je me souviendrai de votre bienfait, Madame. Non seulement vous avez sauvé la « moumie » des mains profanes mais vous l'avez remise tout entière dans les miennes, qui sont celles d'un savant et qui sauront lui arracher son secret séculaire. Les temps futurs vous béniront.
– Calmez-vous, maître Savary, dit Angélique, qui, pour cacher son émotion, feignit la rancune. Vous avez bien raison de me remercier. Pour vous, je me suis déconsidérée aux yeux du roi, qui me prend pour une tête farcie de chimères et de sottises. Et j'ai renoncé à de magnifiques présents qui m'auraient autrement intéressée.
L'apothicaire ne l'écoutait plus. Il s'était élancé dans son arrière-boutique et en revenait avec des fioles, des entonnoirs et des compte-gouttes. Angélique comprit qu'elle était de trop et qu'il ne la voyait même plus. Elle rassembla les pans du confortable manteau que lui avait offert le roi et elle allait se retirer lorsqu'un brouhaha s'éleva dans la rue. Un courrier botté descendit d'un bond les trois marches qui conduisaient dans la salle basse.
– Grâce à Dieu, Madame, j'ai pu vous joindre. Le roi m'a lancé sur vos traces. Vous me précédiez de peu. En m'informant près des passants j'ai réussi à vous suivre jusqu'ici.
Il lui remit un pli où Angélique lut qu'on la mandait de toute urgence à Versailles.
– Ne pourrais-je attendre à demain ?
– Le roi m'a dit lui-même : de toute urgence, m'a recommandé de vous ramener et de vous escorter, quelle que soit l'heure.
– La porte Saint-Honoré va être close !
– J'ai un sauf-conduit pour la faire ouvrir.
– Nous allons nous faire assaillir par des voleurs.
– Je suis armé, dit l'homme. J'ai deux pistolets dans les fontes de ma selle et mon épée.
C'était un ordre du roi. Il n'y avait qu'à s'exécuter. Angélique reprit la route, en serrant autour d'elle les plis du manteau que le roi lui avait offert si opportunément. Ils arrivèrent pour voir le palais émerger tel un monstre bleu, inondé de nuit, d'une aube rose pâle et grise.