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Elle s'agenouilla pour laver les pieds d'une femme qui avait un ulcère à la jambe. Elle tenait un enfant chétif sur les genoux. Le regard de la femme était dur et fermé, et elle serrait les lèvres d'une façon qu'Angélique savait reconnaître.

– Tu veux me demander quelque chose ?

La femme hésita. La timidité des chiens battus prend souvent l'expression de la colère. Elle tendit son enfant d'un geste raide. Angélique l'examina. Il avait des abcès froids à la base du cou, dont deux étaient ouverts.

– Il faut le soigner.

La femme secoua la tête farouchement. Le vieux béquillard Pain-Sec vint à son aide.

– Elle veut le faire toucher par le roi. Toi qui connais le roi, explique à la fille comment qu'elle doit faire pour être sur son passage.

Du bout du doigt Angélique caressa rêveusement le front et les tempes de l'enfant. Il avait un petit museau de misère avec des yeux d'écureuil effarouché. Le faire toucher par le roi ? Pourquoi pas ? Depuis Clovis, le premier roi chrétien de France, ce beau privilège de guérir les écrouelles n'était-il pas transmis à ses successeurs ? Dieu leur avait dévolu ce pouvoir avec l'onction du saint chrême apporté par la colombe miraculeuse dans une ampoule de verre, le jour du premier sacre. Ensuite on racontait qu'un écuyer de Clovis, Léonicet, étant atteint de tumeurs scrofuleuses, le monarque avait vu en songe un ange qui l'avertit de toucher le cou de son serviteur. L'ayant fait, il eut la joie de guérir son fidèle Léonicet. Depuis ces temps lointains les rois de France, héritiers d'un don si particulier, voyaient se précipiter sur leur passage les miséreux couverts de plaies. Aucun souverain ne s'était jamais dérobé à ce devoir, Louis XIV moins que quiconque. Presque chaque dimanche, à Versailles, à Saint-Germain, ou chaque fois qu'il se rendait à Paris, il accueillait les malades. Il en avait touché plus de 1 500 pour la seule année en cours et l'on parlait de nombreuses guérisons.

Angélique dit qu'elle croyait qu'il fallait parler de cela au médecin du roi. C'était lui et ses assistants qui examinaient les malades à présenter au roi. Une charrette les conduisait ensuite à Versailles, où cette cérémonie avait lieu le plus souvent. Elle conseilla à la femme de revenir la voir la semaine suivante. D'ici là elle aurait parlé à M. Vallet le médecin du roi qui, chaque jour, assistait en robe de satin au souper de Sa Majesté. Des gueux qui avaient suivi la conversation implorèrent à leur tour :

– Dame, nous aussi nous voulons être touchés par le roi... Dame, intercédez pour nous !

Elle leur promit qu'elle ferait de son mieux. En attendant elle pansa l'enfant avec des compresses d'eau verte que lui avait recommandée maître Savary. Le vieux Pain-Sec était un « ancien ». Depuis des années il venait régulièrement à l'hôtel du Beautreillis. Angélique pansait ses ulcères et lui lavait les pieds. Il n'en voyait pas l'utilité, mais il la laissait faire puisqu'elle y tenait tant. Grommelant dans sa barbe grise embroussaillée il faisait la chronique de ses « pèlerinages ». Car il ne fallait pas le prendre pour un vulgaire mendiant ! C'était un pèlerin des saintes reliques, comme l'attestaient les coquilles garnissant son chapeau, ses nombreux chapelets et son bourdon au bout d'un bâton. À vrai dire ses voyages ne le menaient pas beaucoup plus loin que l'Ile-de-France, mais par contre il en connaissait les moindres châteaux, dont, en béquillard avisé, il entreprenait la fructueuse tournée. Depuis que le roi ne voulait plus habiter Paris, les grands seigneurs construisaient partout. Chacun voulait, à l'imitation du maître, bâtir sa résidence, trouver un parc, ouvrir des allées dans la forêt, meubler une orangerie, et lancer vers le ciel mille jets d'eau. Bonne affaire pour Pain-Sec ! Boitillant, geignant, mendiant, pareil à saint Roch avec son chien jaune et famélique qui le suivait partout, il s'en allait au long des routes et profitait du trafic incessant des carrioles et des convois de constructions pour se faire véhiculer. Il n'était pas allé jusqu'à Fontainebleau, mais c'était un habitué de Versailles et de Saint-Germain. Il appréciait Saint-Cloud, la résidence de Monsieur, parce qu'il y avait beaucoup de gaspillage : on y jetait des poulets rôtis à peine entamés. De même à Chantilly, chez monsieur le Prince. Il passait aussi par Rueil, par Berny, chez M. de Lionne, un épicurien où l'on faisait très bonne chère, et Choisy, où la Grande Mademoiselle allait goûter les plaisirs de la nature. Elle savait faire ses comptes, celle-là, mais elle était généreuse pour les pauvres. Par contre Pain-Sec ne retournerait plus à Saint-Ouen, où M. de Boisfranc avait sa résidence. Pas plus avare sous le ciel que ce scélérat, grand écuyer de Monsieur, et qui était au surplus grand voleur, grand blasphémateur et grand libertin. Pain-Sec jugeait les grands du seuil de leur cuisine. C'était un point de vue qui en valait bien d'autres, et Angélique aimait entendre sa chronique.

– Qu'as-tu à me raconter, Pain-Sec ?

– Ce matin, dit Pain-Sec, j'm'en revenais de Versailles. À pied. Un peu de marche, ça fait du bien. V'là mon clébard qui aboie, et un bandit qui sort de la forêt. Rien qu'à le voir je me suis dit : ça, c'est un bandit. Mais moi je crains rien, s'pas ? Y peut rien m'prendre. Y s'approche et y me dit :

« Tu manges du pain, donne-m'en un morceau, je te donnerai de l'or.

« – Fais voir d'abord. Il me montre deux pièces d'or. Moi je lui donne le morceau entier pour ce prix. Après il me demande le chemin de Paris.

« – Comme ça tombe, j'y vais aussi.

« Et comme un marchand de vins passait avec des fûts vides dans sa charrette, il a bien voulu nous prendre tous les deux. En chemin on bavarde, et je raconte que moi à Paris je connais tout le monde. Surtout les gens bien, enfin toutes les grandes maisons.

« – Je voudrais aller chez Mme du Plessis-Bellière, qu'il me dit.

« – Comme ça tombe ! J'y vais aussi.

« – C'est ma seule amie, qu'il me dit.

Angélique interrompit le pansement qu'elle était en train d'achever.

– Tu exagères, Pain-Sec, je n'ai pas d'amis parmi les bandits de la forêt.

– Moi, je ne sais pas. Je te répète ce qu'il m'a dit. Et si tu veux pas me croire t'as qu'à lui parler. Il est ici.

– Où cela ?

– Dans ce coin-là. L'est plutôt un timide que j'crois. Il a pas l'air d'avoir envie qu'on le regarde trop sous le nez, le frangin !

L'individu qu'il désignait se dissimulait en effet, plus qu'il ne s'appuyait, contre une des colonnes qui soutenaient les voûtes de l'office. Angélique ne l'avait pas aperçu pendant la distribution des pains. Sa silhouette efflanquée s'enveloppait d'un grand manteau haillonneux dont il rabattait un pan sur le bas de son visage. Son allure n'inspirait pas confiance à la maîtresse des lieux. Elle se releva et alla droit vers lui. Mais elle le reconnut soudain, dans un élan de peur et de joie : Rakoczi.

– Vous ! souffla-t-elle.

Elle le saisissait machinalement aux épaules et sentait l'étoffe du manteau flotter autour de son corps amaigri.

– D'où sortez-vous ? chuchota-t-elle.

– Ce brave homme vous l'a dit : des bois !

Ses yeux noirs enfoncés dans leurs orbites brillaient toujours d'un feu vif, mais elle lui voyait des lèvres pâles dans sa barbe touffue.

Elle calcula rapidement. Plus d'un mois s'était écoulé depuis l'ambassade moscovite. Mon Dieu ! ce n'était pas possible ! En plein hiver !...

– Ne bougez pas, dit-elle. Je vais m'occuper de vous.

La visite des pauvres terminée, elle fit conduire le prince hongrois jusqu'à la chambre confortable, à laquelle étaient joints des bains florentins. Rakoczi affectait de plaisanter ; il se redressait, magnifique dans ses loques qu'il drapait avec beaucoup de morgue, et s'informait de la santé de son hôtesse et de ses succès comme s'il se fût trouvé dans l'antichambre du roi. Mais lorsqu'il se fut lavé et rasé il s'effondra d'une masse sur son lit et sombra dans un sommeil profond.