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Angélique convoqua son maître d'hôtel.

– Roger, dit-elle, cet homme que je viens d'accueillir est notre hôte. Je ne peux vous dire son nom, mais sachez que nous lui devons un asile sûr.

– Madame la marquise peut compter sur ma discrétion.

– La vôtre, oui, mais la maisonnée est nombreuse. Roger, il faut que vous fassiez comprendre à tous mes gens, depuis le petit valet d'écurie Jeannot jusqu'à votre clerc qui s'occupe des chiffres, qu'ils ne doivent pas faire plus de cas de cet homme que s'il était invisible. Ils ne l'ont pas vu. Il n'existe pas.

– J'ai compris, Madame la marquise.

– Vous leur direz aussi que s'il sort d'ici sain et sauf je leur baillerai à tous une récompense. Mais si jamais il lui arrivait malheur sous mon toit...

Angélique serra ses deux poings et ses yeux étincelèrent.

– ...Je fais serment que je vous renverrai tous... Tous, du premier jusqu'au dernier, vous y compris ! Est-ce net ?

Maître Roger s'inclina. Son service auprès de Mme du Plessis lui avait appris qu'elle parlait rarement à la légère. Pour sa part, il estimait qu'un bon serviteur qui tient à sa place doit être aveugle, sourd et autant que possible muet, et il s'efforçait d'inculquer ces qualités aux gens de livrée dont il avait la responsabilité. Il dit qu'il se portait garant de leur silence et qu'aucun d'eux ne mettrait en balance l'avantage de servir Mme la marquise avec les ennuis qu'apporterait un futile bavardage.

Elle se sentit rassurée sur ce point.

Mais abriter Rakoczi était une chose. L'aider à s'évader et à gagner sans encombre la frontière en était une autre. Elle ignorait les ordres que Louis XIV avait pu donner contre le révolutionnaire. Elle échafauda plusieurs projets, fit le compte de l'argent et des amis dont elle disposait pour mener à bien la difficile entreprise. Elle était encore plongée dans ses projets lorsque la petite pendule de sa chambre égrena les onze coups de la nuit. Comme elle se levait pour gagner son lit elle retint un léger cri. Rakoczi se tenait sur le seuil de sa chambre. Angélique se ressaisit.

– Comment vous portez-vous, Monsieur ?

– À merveille.

Le Hongrois s'avança en étirant de bien-être son long corps amaigri qui emplissait difficilement les vêtements d'emprunt prêtés par maître Roger, pourtant lui-même peu en chair.

– Je me sens mieux depuis que je me suis débarrassé de ma barbe. J'avais l'impression d'entrer peu à peu dans la peau d'un Moscovite.

– Chut ! fit-elle en riant. On ne parle pas de corde dans la maison d'un pendu.

Et soudain elle frissonna. Car elle se rappelait comment elle avait essayé de sauver jadis le Poète Crotté. Elle n'y était pas parvenue. La police du roi avait été la plus forte. Le Poète Crotté avait été pendu en place de Grève. Mais cette fois elle possédait d'autres moyens. Elle était riche, influente. Elle réussirait.

– Avez-vous encore faim ?

– Toujours, soupira-t-il en caressant le creux de son estomac, il me semble que j'aurai faim jusqu'à mon dernier soupir.

Elle le conduisit dans le salon voisin, où elle avait fait dresser une table à son intention. Les bougeoirs d'or aux deux extrémités éclairaient, dressée sur un plat d'or, une monstrueuse dinde rôtie farcie de marrons et accompagnée de rissoles aux pommes. Alentour des marmites contenaient des légumes chauds et froids, une matelote d'anguilles, des salades et dans un bassin d'or une profusion de fruits. Pour faire honneur au pauvre homme des bois, Angélique avait sorti les quelques pièces de sa vaisselle plate, dont elle était très fière. Outre le plat, les flambeaux et le bassin aux fruits, elle avait encore deux hanaps ciselés et deux aiguières d'un travail ancien et sans prix.

Rakoczi poussa un cri sauvage d'admiration qui s'adressait beaucoup plus à l'or croustillant de la dinde qu'à celui des hanaps et des plats. Il bondit, s'attabla et se mit à manger comme un loup.

Ce ne fut qu'après avoir dévoré les deux ailes et un pilon qu'il désigna à Angélique, d'un os péremptoire, la place en face de lui.

– Mangez, vous aussi, fit-il la bouche pleine.

Elle rit en le regardant avec sympathie. Elle lui versait à boire un vin de Bourgogne dans le hanap d'or. Elle s'en versa également et s'assit comme il le lui demandait. Il n'était pas question de distraire la moindre parcelle de la dinde. De toute évidence Rakoczi la mangerait tout entière.

Ses dents pointues et blanches s'enfonçaient avec volupté dans la chair tendre. Les os du volatile craquaient allègrement. Rakoczi s'essuyait les mains, buvait, soulevait des couvercles, emplissait son assiette, raflait d'un seul coup les tartelettes aux pommes, buvait encore, attaquait à deux mains et à pleine bouche la carcasse du volatile. Ses yeux noirs et toujours pétillants d'un feu passionné se relevaient vivement vers Angélique qu'il apercevait par-dessus les plats, dans le rayonnement des chandelles.

– Vous êtes belle ! dit-il entre deux bouchées. Je vous voyais devant moi tandis que j'errais dans la forêt. Une vision de lumière et de réconfort... La plus belle des femmes... la plus tendre.

– Vous étiez réfugié dans la forêt ?... Tout ce temps-là ?

Le prince commençait à être rassasié. Il se lécha les doigts et lissa longuement ses belles moustaches, qu'il fit retomber avec soin des deux côtés de sa bouche. Était-ce dû aux privations ou à la lumière émanée des flambeaux ? Son teint paraissait avoir jauni, accentuant le caractère asiatique de ses yeux bridés. Mais leur expression pétillante, un peu sarcastique, n'avait pas de mystère. Il rejeta en arrière ses longs cheveux noirs luisants, bouclés en anneaux comme ceux des Tziganes.

– Oui. Où pouvais-je aller ?... La forêt ? Elle s'est ouverte devant moi comme le seul refuge autour de Versailles. J'ai eu la chance de m'embourber dans un marécage qui m'a conduit à un étang où j'ai pataugé fort longtemps, et ceci a fait que les chiens qu'on avait lancés à ma poursuite ont perdu ma trace... Je les entendais aboyer et les cris des valets qui les excitaient... Être gibier est un rôle bien désagréable. Mais j'avais Hospadar, mon petit poney. Il n'a pas voulu sortir de l'eau, malgré les glaçons qui se formaient autour de ses poils. Il savait que ce serait notre perte. Vers le soir nous avons compris que nos poursuivants avaient renoncé.

Angélique lui versa encore à boire.

– Mais comment avez-vous pu subsister ? Où vous abritiez-vous ?

– J'ai eu la chance de rencontrer des huttes de bûcherons abandonnées. J'ai allumé du feu. Après y avoir vécu deux jours j'ai continué ma route. Alors que nous étions sur le point de succomber, j'ai aperçu un petit hameau à la lisière des arbres. La nuit je m'y suis glissé et j'ai enlevé un agneau. J'ai vécu ainsi assez longtemps. Hospadar se nourrissait de mousse, de baies. C'est un cheval des toundras. La nuit j'allais voler de la nourriture dans le hameau et le jour je me terrais sous une hutte que je m'étais construite grâce au coutelas bien aiguisé que je porte toujours sur moi, entre laine et peau. Les gens du hameau ne s'inquiétaient pas de la fumée qu'ils apercevaient parfois. Pour les bêtes volées, ils accusaient les loups... Les loups ? Il y en avait qui venaient parfois rôder autour de notre abri. Je les écartais avec des brandons enflammés. Un jour j'ai décidé de partir plus loin. Je voulais descendre vers le Sud et sortir de la forêt, dans une région où personne n'aurait entendu parler de nous... Mais... comment vous expliquer cela... La forêt, c'est une dure réalité pour un homme des steppes. Aucun vent, aucune odeur pour me guider. Le brouillard d'hiver, la neige qui voilait les crépuscules et les aurores. La forêt ? C'est un monde clos comme des songes... Un jour je suis parvenu sur une hauteur. J'ai vu la forêt autour de moi comme la mer. Rien que des arbres, ou les grands espaces nus des marécages. Le désert... Et au centre, là-bas, une île. Une île blanche et rose, terrifiante dans son éclat. Une île dressée par la main des hommes... J'ai compris que j'étais revenu à mon point de départ. C'était Versailles !