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Angélique demeura légèrement à l'écart. Florimond l'avait quittée pour courir après l'insupportable petit chien de Madame. La Reine venant de ses appartements s'asseyait près du Roi, puis formant demi-cercle les princes et les princesses du sang, les grands seigneurs et les dames ayant droit au tabouret devant le roi. Mlle de La Vallière était à un bout... Mme de Montespan à un autre. Elle était assise, toujours rayonnante, faisant bruire avec entrain ses amples jupes de satin bleu. Dans son triomphe d'avoir obtenu un tabouret, elle naguère fille d'honneur, elle se laissait aller à une pointe de vulgarité. Les officiers de bouche commencèrent à circuler, présentant des petits verres de liqueur, eau-de-vie de frangipane ou de céleri, rossoli, anisette, ou des tisanes fumantes bleues, vertes et dorées.

La voix du roi s'éleva :

– M. de Gesvres, dit-il à son grand chambellan, veuillez avoir l'obligeance de faire avancer un tabouret à Mme du Plessis-Bellière...

Les conversations baissèrent brusquement. D'un seul mouvement les têtes se tournèrent vers Angélique. Il était de mauvais ton que les bénéficiaires d'un si grand honneur manifestassent une joie ou une reconnaissance exagérées. Angélique s'avança, fit sa révérence et s'assit près de Mlle de La Vallière.

Elle prit sur un plateau un verre de vin de cerises. Sa main tremblait un peu.

*****

– Ainsi vous l'avez eu ce « divin » tabouret, lui cria Mme de Sévigné de plus loin qu'elle l'aperçut. Ah ! ma chère, je sais la nouvelle transcendante. Tout le monde en parle, personne n'en revient, sauf moi. Je savais que vous n'auriez qu'à paraître. Les gens s'y sont trompés, car il paraît que le roi ne vous a dit que deux petits mots en vous saluant ; mais quelle surprise ensuite ! Ah ! que j'aurais voulu être là !

La marquise embrassa Angélique avec fougue. Elle arrivait de Paris pour assister à une nouvelle pièce de Molière. Conviés comme elle par le roi, de nombreux invités descendaient de carrosse.

– Demain, il y aura encore théâtre, puis bal, après-demain... je ne sais quoi, mais l'on doit demeurer à Versailles toute la semaine. Savez-vous qu'il est question que la Cour s'y installe définitivement ? C'est Mme de Montespan qui insiste. Elle a horreur de Saint-Germain. Qu'a-t-elle pensé de votre tabouret ?

– Ma foi, je n'en sais rien.

– Elle a dû vous jeter un regard plus aigu qu'un poignard !

– J'avoue que je n'ai pas pensé à la regarder à ce moment-là.

– Je comprends votre émoi, mais c'est dommage. Votre satisfaction en aurait été doublée.

– Je ne vous croyais pas si méchante, dit Angélique en riant.

– Je n'apprécie pas la méchanceté pour moi-même. Mais celle des autres m'amuse assez.

Elles pénétrèrent dans la salle du théâtre parmi la bousculade des petites chaises dorées.

– Ne nous quittons pas, proposa Angélique. J'ai le désir, après la pièce, de revenir avec vous sur Paris. Nous pourrons ainsi deviser et rattraper bien des mois de mauvais silence.

– Vous êtes folle ! Versailles ne vous a pas retrouvée pour vous perdre. Vous devez y dîner tout le temps du séjour de Leurs Majestés.

Il y eut un remue-ménage près de la porte. Mme de Montespan faisait son entrée.

– Regardez-la qui s'avance, chuchota Mme de Sévigné, n'est-elle pas splendide ? Enfin Versailles possède une vraie maîtresse royale, de la lignée des Gabrielle d'Estrées et des Diane de Poitiers. Intrigante, amie des arts, dépensière, exigeante, avec ce feu à fleur de peau, cet appétit de l'amour qu'il faut pour dominer un homme, fût-il roi ! Nous allons connaître des jours éclatants sous son règne.

– Alors pourquoi voudriez-vous tant me voir la remplacer ? demanda Angélique sans ambages.

Mme de Sévigné posa son éventail sur son visage et l'on ne vit plus que ses petits yeux spirituels, adoucis d'une subtile tristesse.

– Parce que j'ai pitié du roi, dit-elle.

Elle referma son éventail, poussa un long soupir.

– Vous avez tout ce qu'elle possède, plus quelque chose qu'elle ne possédera jamais. Peut-être ce quelque chose fera-t-il votre force ?... à moins qu'il ne fasse votre faiblesse. Le rideau en s'ouvrant sur la scène arrêta les conversations.

Angélique écouta distraitement les premières répliques. Elle méditait les paroles de Mme de Sévigné. Pitié du roi ?... Voici une sorte de sentiment qu'il ne semblait pas devoir inspirer. Il n'avait pitié de personne. Même pas de la pauvre La Vallière ! Angélique avait été péniblement impressionnée par la maigreur, l'expression de tristesse hagarde de l'ex-favorite. La façon dont le roi l'obligeait à paraître comme autrefois, à assister minute après minute au triomphe de sa rivale, confinait à la cruauté. Athénaïs la traitait ouvertement avec mépris. Comble d'inconscience ou de cynisme, Angélique l'avait entendue s'écrier :

– Louise, aidez-moi à épingler ce ruban. Le roi m'attend. Je vais être en retard...

Docilement la pauvre fille avait rectifié le pli de la parure. Qu'espérait-elle obtenir par son humilité ? Un renouveau d'amour de la part de celui qui demeurait la passion de son cœur ? C'était bien improbable. Elle semblait l'avoir compris puisqu'on disait qu'à plusieurs reprises elle avait demandé au roi de lui permettre de se retirer au Carmel. Mais le roi s'y était opposé. Angélique se pencha vers Mme de Sévigné.

– Pourquoi croyez-vous que le roi s'oppose au départ de Mlle de La Vallière ? Chuchota-telle.

Mme de Sévigné, qui commençait à glousser de rire aux répliques de Tartuffe, parut surprise mais répondit à mi-voix :

– À cause du marquis de Montespan. Il peut encore reparaître et prétendre que l'enfant de sa femme lui appartient selon la loi. Louise sert de façade. Tant qu'elle n'est pas répudiée ouvertement, on peut toujours prétendre que la faveur de Mme de Montespan est un bruit calomnieux.

Angélique remercia d'une inclination de tête et revint à la scène. Ce Molière avait décidément bien de l'esprit. Mais Angélique, durant le spectacle, ne cessa de se demander pourquoi M. de Solignac et les grands nobles de la Compagnie du Saint-Sacrement avaient vu rouge à l'apparition de cette pièce. Ils devaient en avoir lourd sur la conscience de mesquinerie, d'hypocrisie et de fausseté pour s'être crus attaqués par l'image de ce Tartuffe d'un bas milieu, ignorant, sans éducation et dont l'escroquerie aux bons sentiments ne ressemblait guère à leur intransigeance moyenâgeuse. Le roi avec son bon sens foncier ne s'y était pas trompé. Il savait que l'esprit de l'Église n'était pas atteint par une peinture de mœurs qui venait à point. Les faux dévots, qui ne sont utiles ni à Dieu ni aux hommes, étaient remis à leur place, et le roi, bon chrétien mais sans plus, était le premier à s'en réjouir et à se tenir les côtes de rire. On n'avait pas grand-peine à l'imiter. Certains pourtant riaient jaune. La bataille de Tartuffe n'était pas terminée. Mais le Roi, Madame et Monsieur, et même la Reine le protégeaient. Le spectacle s'acheva dans les applaudissements. Dans son appartement Angélique trouva ses deux servantes Thérèse et Javotte occupées à allumer le feu. Sur la porte était inscrit le POUR honorifique.

« Dois-je me présenter au roi pour le remercier de ses bienfaits ? se dit la jeune femme, embarrassée. Feindre d'ignorer ses attentions serait grossier... Ou dois-je au contraire attendre qu'il m'adresse la parole ? »