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Angélique frissonnait en descendant la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. Il y avait maintenant des lumières dans Paris. Le nouveau lieutenant de police, M. de La Reynie, s'était donné pour but, disait-on, de faire de Paris une ville propre et claire où les honnêtes femmes pourraient sortir en sûreté, après la nuit tombée. De place en place de grosses lanternes surmontées d'un coq, emblème de la vigilance, répandaient un halo roussâtre et rassurant. Mais M. de La Reynie parviendrait-il jamais à écarter les ténèbres épaisses de la haine et du crime répandues sur la ville ? Angélique songeait à ce monde qui, pendant des années, lui était repassé par les veines avec ses tentations, ses délices et ses horreurs. Qui l'emporterait, de la clarté ou des ténèbres ? Et le feu du Ciel n'allait-il pas s'abattre sur la ville coupable parce qu'il ne s'y trouverait plus un seul juste ? La dernière confidence de sa sœur avait fait lever en elle un effroi qui l'accablait. Elle se sentait menacée de toutes parts. À l'hôtel Beautreillis quelques fidèles parmi ses serviteurs l'accueillirent. Les autres s'étaient enfuis. Elle mesura, à l'abandon et au désordre de sa demeure, le coup de vent de la disgrâce royale, et pour la première fois elle songea avec inquiétude à Florimond. Barbe lui dit qu'on n'avait pas de nouvelles du garçonnet. Tout ce qu'elle savait c'est qu'il avait quitté son service de page-échanson à Versailles.

– En es-tu sûre ? demanda la jeune femme, atterrée.

Allait-on s'attaquer à Florimond ?

Malbrant Coup-d'épée et l'abbé de Lesdiguières n'avaient pas reparu. Les demoiselles de Gilandon avaient quitté la place.

– Grand bien leur fasse ! Je suis certaine que ce sont ces pimbêches qui m'ont dénoncée.

Le petit Charles-Henri regardait sa mère de ses grands yeux d'azur. Elle eut envie de le prendre sur ses genoux et de le serrer contre elle, comme le seul bien précieux qui lui restait. Mais elle refusa de s'attendrir. Et d'ailleurs la vue d'un enfant la déprimait. Pourquoi met-on des enfants au monde si ce n'est pour multiplier ses peines et souffrir de voir leur sort menacé par votre faute ?

Elle préféra s'enfermer dans sa chambre et déboucher le flacon d'eau-de-vie de prune qui l'aiderait à dissiper son malaise moral et à reprendre des forces pour la lutte qui s'annonçait.

Un peu plus tard, à demi ivre, agenouillée au pied de son lit, elle fit cette étrange prière :

– Ô Dieu, si le feu du ciel doit s'abattre sur la ville, ayez pitié de moi. Retirez-moi et guidez-moi vers les verts pâturages où m'attend mon amour...

Chapitre 16

Versailles était toute lumière. Une journée d'avril, soudainement chaude et printanière, environnait le château de cette buée rose et dorée qui semble particulière aux pays imprégnés d'eaux dormantes.

« Que Versailles est beau ! » se dit Angélique.

Son courage était revenu, ses angoisses mystiques dissipées. Devant Versailles on ne pouvait que croire à la clémence de Dieu et à celle du roi qui avait édifié ces merveilles. Un fait pourtant était certain. M. de Solignac n'avait pas menti en affirmant qu'Angélique était bannie de la Cour jusqu'à nouvel ordre. Bontemps, auquel elle réussit à faire passer un message et qui la rejoignit près de l'étang de Clagny, lui confirma l'ostracisme de la mesure qui la frappait.

– Pendant quelques jours Sa Majesté ne pouvait supporter d'entendre votre nom. On se garde encore de le prononcer devant elle. Vous l'avez gravement offensée, Madame... Si, si... Vous ne pouvez savoir à quel point.

– Je suis désolée, Bontemps. Ne pourrais-je voir le roi ?

– Vous déraisonnez, Madame. Le roi, vous dis-je, ne peut entendre parler de vous.

– Mais s'il me voyait, Bontemps, si vous m'aidiez à le voir, ne croyez-vous pas qu'il vous serait... un tout petit peu reconnaissant ?

Le premier valet de chambre réfléchit en caressant le bout de son nez. Il connaissait l'humeur du maître mieux que son confesseur et savait jusqu'où il pouvait se risquer sans déplaire. Sa décision fut prise.

– Entendu, Madame. Je vais faire de mon mieux pour entraîner Sa Majesté à vous rencontrer en secret. Faites en sorte qu'Elle vous pardonne, et Elle me pardonnera. Il lui conseilla d'aller attendre dans la grotte de Thétis. Ce lieu était désert aujourd'hui, toute la Cour se trouvait du côté du grand canal, où l'on inaugurait une flottille de galiotes miniature.

– Les barques vont s'égailler sur le chemin de Trianon et le roi pourra s'éloigner sans trop attirer l'attention. De plus il peut joindre la grotte de Thétis sans passer par le château. Mais je ne peux dire quand. Soyez patiente, Madame.

– Je le serai. D'ailleurs la grotte est un séjour délicieux et là au moins je ne souffrirai pas de la chaleur. Monsieur Bontemps, je n'oublierai pas le service que vous me rendez aujourd'hui.

Le premier valet de chambre s'inclina. Il l'entendait bien ainsi et espérait jouer la bonne carte. Il n'avait jamais pu souffrir Mme de Montespan.

La grotte de Thétis se trouvait aménagée au nord du château, dans un massif de pierre, et c'était l'une des plus rares curiosités de Versailles. Angélique pénétra par l'une des trois portes grillées où les rayons du soleil étaient reproduits en dorure et surmontaient trois bas-reliefs représentant le char d'Apollon plongeant dans les eaux, car le soleil, à la fin de sa course, va se reposer chez Thétis.

À l'intérieur c'était un palais de rêve. Les piliers de rocaille, les niches garnies de nacre où des tritons soufflaient dans une conque, se réfléchissaient à l'infini dans des miroirs enchâssés de coquillages et créaient des perspectives immenses. Angélique s'assit sur le rebord d'une grande coquille de marbre jaspé. Autour d'elle d'aimables néréides brandissaient leurs chandeliers aquatiques, dont les six branches dorées en figure d'algues marines lançaient des jets d'eau perlée. Un bruissement de bocage formé par le gazouillis de milliers d'oiseaux animait les voûtes embuées de rosée. On regardait avec étonnement les gracieuses petites créatures de perles et de nacre, oiseaux d'un paradis marin, aux plumes argentées et qui semblaient s'ébattre alentour, créant l'illusion de la vie par leurs chants harmonieux. C'était le résultat d'une invention toute nouvelle de Francinet. Les orgues hydrauliques étaient placées de telle sorte qu'un écho de la grotte leur répondait d'un côté à l'autre. La jeune femme s'amusa à les écouter et essaya de se distraire en détaillant les beaux objets qui l'entouraient. Le raffinement de l'art et de la technique atteignait ici la perfection. On comprenait le goût du roi pour ce lieu somptueux et singulier. Dès les beaux jours il aimait y emmener Tes dames pour y entendre des violons. L'année dernière, en août, il y avait offert un beau régal de fruits et de confiture à M. le prince de Toscane. Angélique laissa traîner sa main dans l'eau fluide, aux limpidités de source. Elle évitait de penser. Il était inutile, et peut-être néfaste, de préparer à l'avance des phrases qui manqueraient d'à-propos. Elle comptait sur sa spontanéité. Mais plus les heures s'écoulaient et plus l'anxiété la gagnait. C'était le roi qu'elle devait rencontrer. Et par brusques bouffées la crainte qu'il pouvait inspirer l'enveloppait d'une sorte de voile glacé. Il lui était arrivé parfois, lorsqu'elle regardait le roi si calme, pondéré et affable, d'être saisie par la majesté effrayante qui transparaissait sous ce masque d'un homme ordinaire. Cette sensation la traversait comme un éclair d'une sorte de peur et si à cet instant il lui eût adressé la parole elle eût balbutié, comme tant d'autres que la présence royale semblait frapper de stupeur. Elle se souvenait d'avoir vu sur le front des Flandres un rude sous-officier couvert de gloire et de cicatrices et qui, se trouvant subitement en présence de Louis XIV et de sa suite, était devenu blême et incapable de répondre autre chose que des sons informes aux questions que le roi lui posait pourtant avec douceur.