« Si je me laisse aller à la panique je suis perdue, se dit-elle. Je ne devrais pas avoir peur. La peur appelle la défaite... Mais le roi tient mon sort entre ses mains. »
Elle tressaillit. Elle avait cru entendre derrière elle un pas sur le sol pavé de cailloux ronds en mosaïque. Mais il n'y avait personne. Son regard revint vers l'entrée principale, ouverte sur le couchant et que l'après-midi déclinant, commençait à teinter de rose. Au-dessus du linteau il y avait le chiffre du roi sur un fond de coquillages gris de lin, et ce chiffre était formé de petites coquilles semblables à des perles. La couronne formée au-dessus était ornée de fleurs de lys de nacre entremêlées d'ambre, qui brillait comme de l'or dans la demi-obscurité. Angélique ne pouvait détacher les yeux de ce signe. Lorsqu'elle sentit près d'elle une présence elle hésita à se détourner. Elle le fit lentement et, voyant le roi, elle se dressa puis elle demeura immobile, comme fascinée, oubliant même d'exécuter sa révérence. Le roi était entré par une des petites portes dérobées de la grotte qui donnaient sur les parterres du Nord et qui servaient aux domestiques lors des réceptions chez Thétis. Il portait un habit de taffetas amarante aux broderies simples mais rehaussé par la beauté des dentelles de la cravate et des poignets. Son visage n'augurait rien de bon.
– En bien, Madame, dit-il sèchement, ne craignez-vous pas mon courroux ? N'avez-vous pas compris ce que je vous ai fait signifier par M. de Solignac ? Cherchez-vous un scandale ? Faut-il que je vous fasse remarquer devant témoins que votre présence est indésirable à la Cour ? Savez-vous que ma patience est à bout ? Eh bien, répondez...
À ces questions, envoyées comme des boulets, Angélique répondit :
– Je voulais vous voir, Sire.
Quel homme voyant se lever vers lui, dans la pénombre dorée de la grotte de Thétis, ce regard d'émeraude émouvant et mystérieux, eût pu résister à son charme ? Le roi n'était pas d'une complexion à demeurer insensible. Il vit que l'émotion de la jeune femme n'était pas feinte et qu'elle tremblait de tous ses membres.
Son masque sévère craqua tout à coup.
– Pourquoi... oh ! pourquoi avez-vous fait cela ? s'écria-t-il presque douloureusement. Cette trahison indigne...
– Sire, un proscrit me demandait asile. Laissez aux femmes le droit d'agir selon leur cœur et non selon des principes politiques inhumains. Quel que fût le crime de cet étranger, c'était un malheureux qui mourait de faim.
– Il s'agit bien de politique. Vous pouviez l'accueillir, le nourrir, l'aider à fuir, que m'importe ! Mais vous en avez fait votre amant. Vous vous êtes conduite comme une prostituée.
– Vos termes sont durs, Sire. Je me souviens que Votre Majesté s'était montrée jadis plus indulgente à mon égard, lorsque à Fontainebleau M. de Lauzun avait été l'occasion d'un pénible incident entre mon mari et lui et j'étais alors plus coupable qu'aujourd'hui.
– Mon cœur a fait du chemin depuis, dit le roi.
Il baissa la tête comme accablé.
– Je ne veux pas... Je ne veux pas que vous donniez à d'autres ce que vous me refusez.
Il se mit à marcher de long en large, touchant machinalement du doigt les oiseaux nacrés, les tritons aux joues rondes. Avec des mots simples d'homme jaloux il avouait son amertume, sa déception, son échec, et ce souverain si secret se laissait aller à dévoiler ses plans.
– J'ai voulu patienter. J'ai voulu vous piquer dans votre vanité, votre ambition. J'espérais que vous apprendriez à me mieux connaître, que votre cœur finirait par s'émouvoir... que sais-je ? J'ai cherché le chemin qui pourrait vous faire mienne et voyant que la hâte vous déplaisait j'ai voulu laisser faire le temps. Voici des années, oui, cela va faire des années bientôt que je vous convoite. Depuis le premier jour où je vous ai vue comme la déesse du printemps. Et vous aviez déjà votre insolence superbe, votre négligence des disciplines mondaines... Vous arriviez, vous vous présentiez devant le roi ainsi sans invitation... Ah ! que vous étiez belle et audacieuse ! J'ai su que vous alliez être à moi, que je vous désirerais follement, et la conquête me semblait facile. Mais par quelle manœuvre m'avez-vous repoussé ? Je l'ignore. Je me vois là dépouillé de tout. Vos baisers n'étaient ni des promesses ni des aveux. Vos confidences, vos sourires, vos graves paroles tendaient des pièges où j'étais le seul à tomber. J'ai souffert des tourments cruels de ne pouvoir vous serrer dans mes bras, de n'oser le faire de peur de vous éloigner plus encore... À quoi bon tant de patience, tant de soins ! Voyez aujourd'hui dans quel mépris vous me tenez encore, tandis que vous allez vous donner à un misérable sauvage des Carpates. Comment pourrais-je vous pardonner cela ?... Pourquoi tremblez-vous ainsi ? Avez-vous froid ?
– Non. J'ai peur.
– De moi ?
– De votre puissance, Sire.
– Votre effroi me blesse.
Il s'approcha d'elle et posa ses mains avec douceur autour de sa taille.
– Ne me craignez point, oh ! Je vous en prie, Angélique. De vous, seule cette crainte m'est pénible. Je voudrais qu'il ne vous vienne de moi que joie, bonheur, plaisir. Que ne vous donnerais-je pas pour vous voir sourire ? Je cherche en vain ce qui pourrait vous combler. Ne tremblez pas, mon amour. Je ne vous ferai pas de mal. Je ne peux pas. Ce mois qui vient de s'écouler a été un enfer. Partout je vous cherchais des yeux. Et sans cesse je vous imaginais dans les bras de ce Rakoczi. Ah ! j'aurais voulu le tuer.
– Qu'avez-vous fait de lui, Sire ?
– C'est son sort qui vous inquiète, n'est-ce pas ? ricana-t-il. C'est pour lui que vous avez eu le courage de vous présenter devant moi ? Eh bien, rassurez-vous, votre Rakoczi n'est même pas en prison. Et voyez comme vous me jugiez mal, car je l'ai comblé de bienfaits. Je lui ai accordé tout ce qu'il cherchait à obtenir de moi depuis longtemps. Il est reparti en Hongrie couvert d'or, pour y semer le désordre puisque ça l'amuse de créer la discorde entre l'empereur d'Allemagne, le roi de Hongrie et les Ukrainiens. Cela arrangeait mes plans, car je n'ai guère besoin d'une coalition en Europe Centrale pour le moment. Tout est donc pour le mieux.
De la dernière phrase Angélique n'avait retenu qu'un mot : il est retourné en Hongrie. Elle en éprouva un choc. Elle ne savait pas si son attachement pour Rakoczi était très profond, mais pas un instant elle n'avait envisagé qu'elle pourrait ne pas le revoir. Or, il était reparti vers ces terres lointaines et sauvages qui lui semblaient appartenir un peu à une autre planète. Le roi l'avait brusquement balayé de sa vie et elle ne le reverrait plus. Plus jamais.
Elle eut envie de hurler de rage. Elle voulait revoir Rakoczi. Parce qu'il était son ami ; il était sain, clair, ardent. Elle avait besoin de lui. On n'avait pas le droit de disposer ainsi de leur vie comme s'ils étaient des marionnettes. Sa colère lui fit monter un voile rouge au visage.
– Au moins lui avez-vous donné beaucoup d'argent, cria-t-elle. Qu'il puisse se battre, qu'il puisse chasser ses rois, qu'il puisse délivrer son peuple des tyrans qui l'oppressent, jouent et disposent des vies humaines comme des pantins, qu'il leur donne la liberté de penser, de respirer, d'aimer...
– Taisez-vous !
Le roi lui étreignait les épaules de ses mains de fer.
– Taisez-vous !
Il parlait d'une voix contenue.
– Je vous en supplie ne m'insultez pas, mon amour. Je ne pourrais vous absoudre. Ne me criez pas votre haine. Vous me faites souffrir jusqu'au sang. Il ne faut pas prononcer les mots dangereux qui nous sépareraient. Nous devons nous retrouver, Angélique. Taisez-vous. Venez.