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Enfin le bruit circula que des rafraîchissements et une collation attendaient la Cour dans le bosquet du Marais. Chacun obliqua vers l'allée Royale. Angélique vit venir Mme de Montespan, sous un parasol de taffetas rose et bleu garni de dentelle d'or et d'argent, et que soutenait derrière elle son négrillon. Elle était fort souriante. Avec entrain elle convia tout le monde à la suivre. Le Bosquet du Marais était son préféré. C'était elle qui en avait inventé les détails et guidé l'architecte. Tous les petits chiens de la reine déboulaient l'escalier de Latone avec des jappements aigus. Derrière venaient les nains, tristes et laids. Puis la reine, triste et laide aussi. Elle était furieuse de n'avoir pas un parasol comme celui de Mme de Montespan, par ce soleil brûlant. Le bosquet du Marais, au creux des arbres printaniers, offrait une pénombre reposante. Au centre se dressait un arbre de bronze dont les feuilles de métal laissaient retomber une ample courbe de jets d'eau. Tout autour l'eau s'élançait de bouquets de roseaux d'argent, au milieu desquels reposaient quatre cygnes d'or.

Dans l'épaisseur des charmilles étaient disposées deux grandes tables rondes de marbre blanc, portant chacune en son centre une corbeille de bronze doré remplie de tulipes, d'œillets et de jasmin. Des buffets aux gradins de marbre rouge et blanc complétaient l'ensemble, garnis en ce moment de coupes, de verres et de hanaps contenant des sorbets, des fruits, des vins et des boissons glacées. On prit place autour des tables, et ceux qui souhaitaient plus de calme gagnèrent les banquettes de gazon dissimulées dans les frondaisons. Angélique s'y trouva assise avec Mlle de Brienne, qui l'assommait de son bavardage. De la place où elle se trouvait elle voyait, comme au spectacle, la Cour réunie dans le cirque de verdure. Ces bosquets, destinés aux plaisirs d'une société qui ne cessait de se donner en représentation à elle-même, savaient s'ordonner pour la mise en scène d'un ballet fabuleux et bien réglé. Des violons et des hautbois s'accordèrent dans les frondaisons et la musique doucement accompagna les libations et les rires. Le soleil filtrant à travers les branches posait des taches de lumière sur les toilettes luxueuses.

Elle chercha des yeux le roi. IL causait avec le marquis de La Vallière. C'était un de ses talents de savoir sourire, quand les circonstances l'imposaient, à ceux qu'il détestait le plus. Mlle de La Vallière n'était pas encore répudiée. Il ménageait le petit marquis, dont les voleries aux armées venaient de faire scandale.

– Où est Lauzun ? s'étonna Angélique. Je ne l'ai pas encore aperçu.

– Comment, vous ne savez pas ? Mais il est en prison. Il a dépassé les bornes avec le roi et Mme de Montespan. Je ne sais plus à quel propos de charge qu'on lui refusait et pour laquelle elle avait promis d'intercéder, il lui a dit de grosses injures, il lui a marché sur le pied, il est allé trouver le roi et il a brisé son épée en disant qu'il ne voulait plus le servir.

– Moralité : un nouveau séjour à la Bastille.

– Cette fois c'est plus grave. On murmure qu'il va être envoyé dans une forteresse du Piémont, à Pignerol. Il y sera en bonne compagnie. Avec ce fameux intendant, vous savez... comment s'appelait-il donc ?

– Fouquet, dit M. de Louvois qui mangeait une tartelette accoudé près d'elles. Oui... c'est bien vieux tout cela. On commence à l'oublier et cependant l'écureuil est toujours vivant dans sa cage.

Angélique éprouvait un malaise chaque fois que ce nom de Fouquet revenait à ses oreilles. Elle n'avait jamais vu cet homme, et pourtant il régnait comme un mauvais génie sur la catastrophe de sa vie. C'était loin, mais c'était ineffaçable. La vision grise du vieux Pain-Sec marmottant dans sa barbe en broussaille la hantait.

– Marquise des Anges.

Ainsi l'appelait-on à la tour de Nesle.

– Marquise des Anges ! ricanait Barcarole, le nain de la reine, en agitant ses grelots.

Il avait sauté sur une des tables de marbre et s'était mis à danser parmi les plats. Cela faisait rire la reine et ses dames.

Mlle de Brienne s'écarta discrètement. M. de Louvois, en bon courtisan, fit de même. Ils avaient vu le roi se diriger vers la place où se tenait Angélique. Louis XIV s'assit à ses côtés, mais elle ne s'en aperçut pas. La tête renversée en arrière, elle avait clos les paupières. Elle revoyait les pauvres scrofuleux agenouillés dans la lumière du matin, leur peau couleur de mastic à jamais frileuse, leurs vêtements couleur de misère. Elle aussi avait été une femme serrant, dans l'indifférence générale, un enfant à demi mort contre son sein. Des pleurs mouillèrent ses cils. Le roi tressaillit.

– Belle, pourquoi ces larmes ?

Elle secoua la tête doucement, reprit conscience du lieu où elle se trouvait. Observés par tous, bien qu'à l'écart, ils ne pouvaient se permettre d'autres gestes que ceux de la conversation mondaine. Du coin de son petit mouchoir de dentelle elle toucha ses yeux.

– Je songeais aux pauvres, Sire. Quelle est leur place dans le Royaume ?

– Étrange question ! Que voulez-vous dire ?

– Votre Majesté un jour ne m'a-t-elle pas exposé que chacun autour d'elle contribuait au soutien de la monarchie ?

– Certes. Et la chose se présente bien ainsi. Le laboureur fournit par son travail la nourriture à ce grand corps. L'artisan donne les objets qui servent à la commodité du public, tandis que les marchands assemblent les produits différents pour les fournir à chaque particulier au moment qu'il en a besoin. Les financiers recueillent les deniers publics qui servent à la subsistance de l'État. Les juges, en faisant l'application des lois, entretiennent la sûreté parmi les hommes. Les ecclésiastiques, en instruisant les peuples de la religion, attirent la bénédiction du ciel.

– Et les pauvres, Sire ? Les pauvres si nombreux... si nombreux...

La vision la reprenait, éteignait les lumières du décor enchanteur, effaçait l'écho de la pastorale dans les halliers. Elle pensait.

« ...Moi, j'ai été drainée dans le flot purulent. J'ai traversé le fleuve d'Enfer et, par je ne sais quel miracle, ayant abordé au rivage des splendeurs terrestres, je me souviens.

« Les pauvres qui ne savent où aller ni que faire, les pauvres que créent les guerres, et que les exactions et les injustices multiplient, c'est là mon secret, c'est là le sceau mystérieux que je porte au front, sous mes bijoux.

« Pourrai-je jamais oublier le rire énorme des gueux dans les profondeurs de Paris, ce rire plus redoutable que des sanglots ou des plaintes, et qui attirera le feu du Ciel... Elle rouvrit les yeux et vit le regard du roi fixé sur elle intensément.

– Votre visage ! murmura-t-il. Il n'y a pas un visage de femme comme le vôtre.

Il ne bougeait pas, attentif à ne pas se trahir aux yeux incisifs de la Cour. Sa voix mesurée n'en était que plus émouvante.

– D'où venez-vous ?... Vers quel but marchez-vous, Madame ? Que de choses inscrites sur votre visage ! Toute la beauté... toute la douleur du monde !

Les nains de la reine menaient grand tapage. Barcarole les avait entraînés dans une sarabande grotesque, parmi les courtisans, plus ou moins ravis de cette mascarade. Leurs cris discordants et leurs ricanements couvraient le chant des violons. Le roi regardait Angélique, comme fasciné.