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– Vous contempler est parfois un bonheur, parfois une souffrance. Je vois votre cou blanc comme la neige, où bat une veine délicate. Je voudrais y poser mes lèvres, y poser mon front. Tout en moi réclame la chaleur de votre présence. Votre absence m'enveloppe de solitude comme d'un manteau glacé. J'ai besoin de votre silence, de votre voix, de votre force. Et pourtant je voudrais vous voir faiblir. Je voudrais vous voir endormie contre moi avec des larmes au bord de vos cils, brisée par une tendre lutte. Et vous voir vous éveiller dans le renouveau d'une ardeur qui semble jaillir de vous comme d'une source secrète et qui teinte votre visage sous le doigt de l'aurore. Vous rougissez facilement et l'on vous croit vulnérable. Mais vous êtes plus dure que le diamant. Longtemps j'ai aimé votre violence cachée. Maintenant je tremble que ce ne soit elle qui un jour ne vous arrache à moi... Ô mon cœur ! Ô mon âme !

Un sourire errait sur les lèvres d'Angélique. Le roi dit encore.

– Pourquoi souriez-vous ?

– Je pensais à ce jeune poète que Votre Majesté affectionne, Jean Racine. Il a coutume de dire qu'il doit au roi le meilleur de son inspiration et, en vous écoutant, je comprenais sa pensée...

Elle s'interrompit car M. Duchesne s'inclinait devant eux accompagné de trois officiers de la Bouche. Ils tendirent au roi et à Angélique d'évanescentes merveilles rosés, vertes et jaunes piquées de cerises et couronnées de pastèques, dans de fragiles coupes de porcelaine. Puis ils s'éloignèrent avec quatre révérences.

– Vous parliez de Racine, reprit le roi, et vous me faisiez un fin compliment. Mais je crois qu'il est juste, en ceci que les poètes ne le sont que parce qu'ils savent exprimer les hommes de leur temps et de tous les temps. Tout homme porte en lui ce cénacle fermé de l'amour. Mais lorsqu'on se sent environné de créatures indignes il vaut mieux le tenir clos tout au long de sa vie et refuser soi-même d'y pénétrer. Cependant, pour vous, Angélique, peut-être un jour oserai-je l'entrouvrir...

Un choc violent l'interrompit. La coupe qu'Angélique portait à ses lèvres bascula. Le sorbet Fut renversé à terre, la porcelaine se brisa en miettes, la robe bleue fut inondée de longues coulées de crème multicolores.

Un saut mal calculé du sieur Barcarole venait de le projeter, tel un boulet, sur la jeune femme.

– La peste soit de ces nabots ! s'écria le roi, furieux.

Il saisit sa canne et assena une volée de coups sur le dos du maladroit. Celui-ci s'enfuit en poussant des cris d'orfraie.

La reine, voulant prendre la défense de son protégé, fut vertement remise en place. L'un des petits chiens se précipita pour laper les restes du sorbet. Cependant il y avait eu plutôt vingt dames qu'une pour se précipiter vers Angélique, une serviette et une aiguière en main, afin d'effacer de sa robe les malencontreuses taches. Sa faveur aujourd'hui avait été trop éclatante. On convint que le soleil aurait vite raison du dégât, et d'un commun accord toute la compagnie quitta les ombrages afin de se rendre sur les terrasses et de profiter des derniers rayons du jour.

Le petit chien agonisa longtemps dans l'herbe. Barcarole, revenu sur les lieux déserts, y avait entraîné Angélique et se penchait sur la bestiole, agitée de soubresauts terribles.

– Tu vois ? Maintenant j'espère que t'as compris, marquise des Anges, j'espère que t'as pigé ?... Il va clamser d'avoir mangé la crème qui t'était destinée. Oh ! bien sûr ça n'aurait pas fait sur toi un effet aussi foudroyant. À l'heure qu'il est tu commencerais tout juste à ressentir des malaises. Mais la nuit aurait été atroce et à l'aube tu serais morte.

– Barcarole, tu dis des choses inimaginables. Les coups de canne du roi t'ont tourné la tête.

– Tu ne me crois pas ? interrogea le nain, dont le visage se plissa d'une expression féroce. Imbécile ! Tu n'as donc pas remarqué ce chien qui léchait le sorbet à terre ?

– J'avoue que non. J'étais préoccupée de ma robe. Et quand cela serait, ce chien pourrait être mort de tout autre chose.

– Tu ne me crois pas, répéta Barcarole avec agitation, parce que tu ne veux pas me croire.

– Mais enfin, qui pourrait en vouloir à ma vie !

– Cette question ! Et l'autre, celle dont tu prends la place près du roi, tu crois qu'elle te porte dans son cœur ?

– Mme de Montespan ? Non, Barcarole, c'est impossible. Elle est dure, méchante, elle manie la calomnie, mais elle n'oserait pas aller jusque-là !

– Pourquoi pas ? Ce qu'elle tient dans ses griffes elle le tient bien.

Il prit le caniche, qui venait de rendre le dernier soupir, et le rejeta plus loin dans les fourrés.

– C'est Duchesne qui a fait le coup. Et c'est Naaman, le négrillon de la Montespan qui m'a prévenu. Elle ne se méfie pas de lui. Parce qu'il a un drôle d'accent quand il parle, elle s'imagine qu'il ne comprend pas le français. Il dort dans un coin sur un coussin, alors elle n'en fait pas plus de cas que d'un chien. Hier, il était dans le boudoir quand elle a reçu Duchesne : c'est son âme damnée. C'est elle qui l'a placé comme maître d'hôtel près du roi. Naaman les a entendus prononcer ton nom. Il a écouté parce qu'il te connaît. C'est toi qui l'as acheté en premier et il aimait Florimond qui jouait avec lui ici à Versailles et qui lui donnait des pralines. Elle a dit à Duchesne : « Il faut que ce soit terminé demain. Vous trouverez bien l'occasion, au cours de la fête, de lui porter vous-même une boisson dans laquelle vous aurez versé ceci ». Et elle lui a donné une petite fiole. Duchesne a demandé : « Est-ce La Voisin qui l'a préparé ? » La Montespan a répondu : « Oui. Et ce qu'elle fabrique est assez efficace ». Naaman ne savait pas qui était La Voisin, mais moi je sais. Elle a été ma patronne, La Voisin. Oh ! Oh ! elle en sait des secrets pour envoyer les gens dans l'autre monde.

Dans la tête d'Angélique les pensées tourbillonnaient, rassemblant les morceaux épars d'un puzzle effrayant.

– Si tu dis vrai, c'est alors que Florimond n'a pas menti. Elle chercherait aussi à empoisonner le roi ?... Dans quel but ?

Le nain eut une moue dubitative.

– L'empoisonner ? J'pense pas. Mais elle lui fait glisser dans sa nourriture des poudres magiques que La Voisin lui prépare pour l'envoûter. Ça a l'air de lui faire ni chaud ni froid, au roi. Il ira bien toujours chercher fortune où il voudra. Maintenant, caltons d'ici. Des fois que le Duchesne se ramènerait avec ses larbins.

Hors du bosquet, l'allée envahie de nuit s'ouvrait au loin sur un ciel de cuivre. Des vasques de bronze soutenues par des satyres aux pieds fourchus, et disposées de loin en loin, l'eau ruisselait avec un frais murmure.

Barcarole se mit à trottiner, ombre difforme, aux côtés d'Angélique.

– Et qu'est-ce que tu vas faire maintenant, marquise ?

– Je ne sais pas.

– J'espère que tu vas employer les grands moyens ?

– Qu'appelles-tu les grands moyens ?

– Se défendre de la même façon. œil pour œil, dent pour dent, comme on dit. Pour la Montespan, tu lui flanques un coup de pistolet dans un bouillon, puisque c'est sa méthode. Pour le Duchesne, quelques rapières bien rouillées des frangins en auront raison un soir du côté du Pont-Neuf. T'as qu'à commander.

Angélique garda le silence. Le brouillard du crépuscule tombait sur ses épaules nues et la faisait frissonner. Elle voulait douter encore.

– Y a rien d'autre à faire, marquise, chuchota Barcarole. Sinon tu es fichue. Car elle veut garder le roi, et, foi de Mortemart comme elle dit, le diable lui-même l'y aidera.

*****

Quelques jours plus tard une fête réunit la famille royale dans le parc de Versailles ; la Maison de Monsieur et celle de Madame étaient présentes ajoutant aux fastes de la domesticité. Florimond, accompagné de son précepteur, vint saluer sa mère alors qu'elle s entretenait avec le roi, devant le bassin de Latone. Le petit garçon était parfaitement à l'aise pour saluer les grands. Il savait que son agréable frimousse encadrée de boucles brunes, et son sourire clair, trouvaient toujours grâce. Bien découplé dans un habit de velours cramoisi, la jambe cambrée sous un bas noir à baguette d'or il fit sa révérence au roi et baisa la main de sa mère.