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– Voici le transfuge, dit le roi avec bienveillance. Êtes-vous satisfait de votre nouvel emploi, mon enfant ?

– Sire, la Maison de Monsieur est agréable mais je préférais Versailles.

– Votre franchise me touche. Peut-on savoir ce que vous regrettez le plus de Versailles ?

– La présence de Votre Majesté...

Et puis les fontaines, les jets d'eau. Le choix était heureux. Rien ne tenait plus au cœur de Louis XIV que ses fontaines et l'admiration qu'elles suscitaient. Bien que venue d'un petit page de onze ans la flatterie lui fut agréable.

– Vous les reverrez un jour nos fontaines, je m'y engage, quand vous aurez appris à ne plus mentir.

– À me taire, peut-être, dit Florimond avec audace, mais mentir non, car je n'ai jamais menti.

Angélique et l'abbé de Lesdiguières, qui se tenaient modestement à quelques pas, ébauchèrent le même mouvement d'inquiétude. Le roi, les sourcils froncés, observait le petit visage levé fièrement vers lui.

– Cet enfant qui vous ressemble si peu est bien votre fils par sa manière de tenir tête quand bon lui semble. On douterait de sa filiation, que son menton dressé le dénoncerait pour vôtre. Il n'y a que vous et lui pour regarder le roi de cette façon dans toute la Cour.

– J'en demande pardon à Votre Majesté.

– C'est inutile. Vous n'êtes nullement contrite, ni pour lui ni pour vous. Mais alors, que diable ! poursuivit-il soucieux, je ne sais plus que penser de cette affaire. On dit communément que la vérité sort de la bouche des enfants. Pourquoi douterais-je de celui-ci ? Il me faudra interroger Duchesne... et faire enquêter sur lui. Il m'a été recommandé par Mme de Montespan, mais c'est trop peu connaître d'un homme.

*****

À l'instant où le roi prononçait ces mots, un valet à genoux lui tendait un corbeille de fruits. Non pour qu'il s'en servît car le roi ne mangeait qu'entouré de ses officiers, mais pour qu'il les admirât. Le roi loua la beauté des pommes énormes à la pelure rugueuse verte et brune, des poires couleur de miel, des pêches touchées d'aurore. Ces merveilles allaient prendre place sur de longues tables dressées avec leurs nappes éblouissantes comme neige dans le parterre du Nord. Angélique ne se souvint que plus tard de ce valet aux fruits. La journée déroula ses fastes par un soleil agréable. Le soir était encore fort doux et la foule nombreuse sur les parterres et les terrasses dominant le château, lorsqu'une petite main s'agrippa à celle d'Angélique, qui regardait le paysage et la grande croix d'or que traçait là-bas, parmi les prairies mauves du crépuscule, le Grand Canal achevé.

– Médême ! Médême Plessis !

Elle abaissa les yeux et reconnut le négrillon Naaman, en habit bleu-paon, turban et culotte potiron. De son visage, dans la pénombre envahissante, on ne voyait que les yeux blancs roulant comme des billes d'agate.

– Médême ! Ton fils va mou'ir ! Ton fils va mou'ir !

À cause de son accent feutré elle ne saisissait pas bien ses paroles.

– Messir Florimond ! Touès mauvais pou lui. Touès mauvais. Mou'ir.

Au nom de Florimond elle avait compris. Elle se mit à secouer le négrillon par l'épaule.

– Qu'y a-t-il ? Qu'y a-t-il ? Florimond ! Mais parle !

– Zé né sais pas, Médême ! Zé né sais pas. Touès peur pour lui.

Angélique se mit à courir dans la direction du parterre du Nord, où elle avait aperçu un instant plus tôt l'abbé de Lesdiguières.

Il était encore là, au pied d'un des grands vases de marbre garnis de géraniums qui bordaient la terrasse et subissant avec héroïsme les taquineries de Mmes de Gramont et de Montbazon.

– L'abbé, lui cria-t-elle haletante, où est Florimond ?

– Il vient de passer, Madame. Il m'a prévenu qu'on l'avait chargé d'une course aux cuisines et qu'il serait bientôt de retour. Vous savez qu'il adore courir et se rendre utile.

– Voui ! Voui ! fit Naaman en opinant longuement de son turban à aigrettes. « Il » a dit : Z'ai envoyé le jeune Florimond pas le semin que tu sais. On peut êtt'tanquilles maintenant. Le petit bâva ne pari'a plus.

– Vous entendez : le petit bavard ne parlera plus, répéta Angélique en secouant à son tour l'abbé de Lesdiguières. Oh ! pour l'amour du Ciel, dites-moi, par où est-il passé ?

– Je... il m'a dit, bégaya-t-il, les cuisines... Qu'il passerait par l'escalier de Diane pour aller plus vite...

Naaman poussa un cri de singe pris au piège, qui montra sa langue rose jusqu'au fond du palais. Il leva ses deux mains aux doigts écartés en un geste tragique.

– L'escalier de Diane ? Oh touès mauvais ! touès mauvais !

Il s'élança, courant à toutes jambes vers le château, suivi de l'abbé de Lesdiguières et d'Angélique. L'angoisse maternelle donnait des ailes à la jeune femme car, malgré sa lourde robe, ses petits souliers à talons pointus et son page qui trébuchait dans son manteau, elle soutint leur allure et les rejoignit alors qu'ils parlementaient avec un garde en faction, dans le vestibule qui précédait les appartements de l'aile du Midi.

– Un petit page vêtu de rouge ? disait le garde. Oui, je l'ai vu passer il y a un moment, même que cela m'a étonné car on n'en voit plus guère passer depuis qu'on a démoli l'escalier du Midi pour entreprendre les travaux de prolongement.

– Mais mais... bredouilla l'abbé de Lesdiguières, autrefois... quand nous étions ici, on passait souvent par cet escalier de Diane. On montait, il y avait une galerie, puis l'escalier du Midi redescendait juste sur les cuisines.

– Plus maintenant, je vous dis. On a abattu tout un pan de muraille pour le prolongement de l'aile. L'escalier de Diane est désaffecté. Il n'y a plus que des échafaudages par là.

– Florimond ne savait pas, Florimond ne savait pas, répétait l'abbé comme une mécanique.

– Vous ne voulez pas dire que le gamin est monté par là ? s'exclama le garde avec un juron. Je lui ai bien crié de s'arrêter mais il courait si vite !

Déjà Naaman, l'abbé de Lesdiguières et Angélique s'élançaient de nouveau. L'escalier de Diane leur apparut élevant ses degrés de marbre vers une ombre si profonde qu'on ne pouvait y deviner les échafaudages qui le terminaient. Les ouvriers, à cette heure, avaient quitté le chantier. C'était vers cet inconnu ténébreux et creusé de chausse-trappes que Florimond s'était élancé de son pas bondissant. Angélique monta. Ses jambes se dérobaient sous elle.

– Attendez, cria le garde, attendez que je vous apporte ma tige d'amadou. Vous risquez de tomber dans le vide. Il y a une passerelle, mais il faut savoir.

Angélique avançait, tâtonnant dans l'enchevêtrement des poutrelles et des gravats. Le garde la rejoignit.

– Halte ! cria-t-il. Regardez !

La flamme de son briquet éclairait à deux pas un gouffre béant, ouvert sur une hauteur de deux étages.

– La passerelle ! dit le garde. On a retiré la passerelle.

Les genoux d'Angélique fléchirent. Elle s'écroula, penchée vers cette obscurité qui avait englouti son fils.

– Florimond !

Elle appelait d'une voix perdue et qui ne semblait pas sortir d'elle-même. Le vide soufflait vers elle une haleine de caverne et de pierre mouillée. L'écho du grand palais en construction seul répondait.

– Florimond !

Le garde, de la maigre flamme, essayait de sonder les ténèbres.