Elle eut un petit rire, mais ses yeux étaient pleins de larmes.
– Heureusement que cela n'a pas été de toi, Javotte. Heureusement que cela n'a pas été de toi ! Je n'aurais pu le supporter. Maintenant va, ma petite. Demain je me rendrai à Paris visiter le sieur David Chaillou et bientôt tu te marieras.
– Est-ce que je dois aider Madame à se déshabiller ? demanda Javotte avec un mouvement vers la chemise rose.
– Non, laisse cela. Va, va, je veux être seule.
Javotte s'en alla docilement, non sans jeter au passage un regard discret à la bouteille d'eau-de-vie pour vérifier si le contenu n'en avait pas trop brusquement baissé. Cela arrivait souvent à Madame la marquise, depuis quelque temps.
Chapitre 20
François Desgrez, lieutenant de police, adjoint au lieutenant général M. de La Reynie, n'habitait plus sur le Petit-Pont mais dans un des nouveaux hôtels du faubourg Saint-Germain. Angélique frappa à une porte sévère mais cossue, et après avoir traversé une cour où piaffaient deux chevaux sellés, elle fut introduite dans un petit salon d'attente. Elle était venue en chaise afin de ne pas se faire reconnaître. Elle mettait à profit, pour cette démarche, l'absence de la Cour, partie en Flandre accompagner Madame, qui s'embarquait pour l'Angleterre. Angélique, invitée, avait demandé au roi de la dispenser de ce voyage. Il en était à ce stade de l'amour où il lui accordait tout ce qu'elle voulait, dût-il lui-même en souffrir. Libre, elle comptait organiser sa défense.
C'était une longue soirée de printemps qui rayait d'hirondelles le ciel de Paris. Dans le salon le jour déclinant posait des touches d'or. Mais la sérénité de la nature ne parvenait pas à dénouer l'anxiété d'Angélique. Ses mains touchaient un petit paquet posé sur ses genoux. Elle dut attendre assez longtemps. Enfin les visiteurs qui la précédaient s'en allèrent. Elle entendait des voix dans le vestibule, puis après un silence, le valet vint la chercher et la fit monter jusqu'à l'étage où se trouvait le bureau du policier. Elle s'était interrogée à l'avance sur l'attitude à observer vis-à-vis de cet ami ancien, qu'elle n'avait pas revu depuis de longues années. Dans l'élan de panique qui la poussait vers lui elle aurait voulu se jeter à son cou, mais elle avait fait réflexion qu'un tel comportement ne seyait guère à son rang de marquise en face d'un homme qui avait traîné sa casaque élimée dans tous les bas-fonds de Paris. Une courtoisie un peu distante serait seule de mise. Elle avait soigné sa toilette. Sobre mais coûteuse.
Quand Desgrez se leva, derrière sa longue table de travail, elle comprit en effet il n'était pas question de se jeter au cou d'un fonctionnaire en perruque, impeccable depuis sa cravate fort bien nouée jusqu'aux barrettes de ses souliers. En habit de petit-drap tabac il apparaissait un peu engraissé, mais toujours bel homme, ayant perdu son allure dégingandée d'affamé pour une attitude mesurée, derrière laquelle on sentait néanmoins sa vigueur d'autrefois. Elle lui tendit la main. Il s'inclina sans la baiser.
Ils s'assirent et Angélique entama aussitôt le sujet de sa visite afin d'écarter les quelques souvenirs trop intimes qui s'obstinaient à voltiger entre eux. Elle dit qu'une amie l'avait prévenue d'un complot contre elle, et que ses ennemis avaient fait « préparer » une chemise qui devait causer sa perte. Ne sachant quelle créance accorder à de telles sornettes, elle demandait conseil. Desgrez ouvrit le paquet d'une main rapide. Il prit une sorte de pince sur son bureau et déploya la lingerie, qui s'étira langoureusement à la lueur chaude des chandelles qu'on venait d'apporter.
– Vous devez être charmante là-dedans, fit-il avec le sourire et l'ancienne intonation du policier Desgrez.
– Je préfère ne pas m'y voir, riposta-t-elle.
– Ce ne doit pas être l'avis de tout le monde.
– De mes ennemis en particulier.
– Je ne faisais pas allusion à vos ennemis. Cette chemise m'a l'air parfaitement inoffensive.
– Je vous dis qu'il s'y cache un piège.
– Des ragots ! Votre amie doit avoir beaucoup d'imagination. Si vous aviez vu et entendu vous-même quelque chose, la question serait différente.
– Mais je...
Elle se retint à temps. Elle ne voulait pas se laisser entraîner à donner des noms, à mettre en cause la propre maîtresse du roi. Le scandale risquait d'éclabousser trop de hauts personnages. Elle ne pèserait guère en face d'eux. C'est alors qu'il lui apparut que la Cour était un monde fermé, et que les policiers, ces grimauds de basse extraction, n'avaient pas plus à se mêler de ses drames qu'ils n'ont à se mêler des règlements de comptes de la matterie. Elle avait eu tort de rompre cette convention tacite. Elle devait se défendre seule ou mourir. Madame lui avait fait comprendre cela, un matin à Saint-Cloud. Mais il était trop tard pour reculer. La curiosité de Desgrez était en éveil. Elle le comprit à l'éclat particulier de son regard sous ses paupières baissées. Elle dit avec effort :
– Eh bien ! peut-être avez-vous raison, après tout. Mes craintes ne reposent sur rien de bien précis. Je suis stupide.
– Que nenni ! Nous avons coutume de ne jamais négliger la fumée la plus légère. Les sorcières possèdent d'étranges secrets. C'est une vilaine engeance et nous aimerions fort en débarrasser Paris. Je vais faire examiner cette chose ravissante.
Avec une prestesse d'illusionniste il réemballa la chemise et la fit disparaître. Un sourire indéfinissable jouait sur ses lèvres.
– Vous aviez eu naguère des ennuis avec la Compagnie du Saint-Sacrement. Votre vie éhontée indignait ces puissants dévots. Ils avaient juré votre perte. Ce ne sont donc pas vos seuls ennemis ?
– Il faut le croire.
– En somme vous avez trouvé le moyen de vous laisser coincer entre Dieu et le Diable ?
– Exactement.
– Cela ne m'étonne pas de vous. Vous n'en avez jamais fait d'autres.
Angélique s'assombrit. Elle avait perdu l'habitude de voir des gens d'un milieu inférieur au sien lui parler avec cette familiarité. Elle dit :
– Ceci est mon affaire. Tout ce que je désire savoir c'est si un danger me menace, et de quelle nature.
– Les désirs de madame la marquise seront exaucés, affirma Desgrez en se cassant en deux.
Quinze jours plus tard il lui fit porter un billet à Versailles. Angélique eut quelque peine à se dégager. Dès qu'elle le put, elle se rendit à sa convocation.
– Alors, questionna-t-elle, anxieuse, s'agit-il d'une plaisanterie ?
– Peut-être. Mais le moins qu'on puisse dire c'est qu'elle est mauvaise. (Le policier prit un rapport sur la table et le lut) :
– ...La chemise ayant été essayée, il est apparu qu'ayant été imprégnée d'une substance vénéneuse invisible et inconnue destinée à entrer en contact avec les parties les plus intimes du corps, elle y développait une maladie d'apparence vénérienne qui bientôt gagnait le sang, provoquant sur toute la peau des plaies purulentes, puis montait au cerveau entraînant délire, inconscience et mort. Le développement de ces symptômes est extrêmement rapide, et la mort survient dans un laps de temps qui n'excède pas une dizaine de jours. Signé par l'un des médecins-jurés de l'hôpital de Bicêtre.
La jeune femme, la bouche ouverte, les yeux écarquillés, demeura figée de stupeur.
– Vous voulez dire que..., bégaya-t-elle,... Mais comment avez-vous pu juger de ces effets ? Vous ne voulez pas dire que vous avez fait porter cette chemise à une femme vivante ?
Desgrez, d'un geste de la main, négligea le détail.
– Il y a des folles à Bicêtre qui n'ont plus grand-chose à perdre. Ne vous frappez pas. Sachez seulement que la fin d'une de ces malheureuses atteste de la virulence de vos ennemis, et du sort qui vous était réservé : vous deviez mourir dans un délai rapide après une agonie horrible et ignominieuse.