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Le lieutenant de police et son adjoint échangèrent un regard.

– Laissons-la, dit M. de La Reynie à mi-voix.

Il s'inclina devant Angélique, qui ne le vit point. Elle marchait en flageolant vers la porte. Desgrez la suivit et la guida dans le vestibule obscur après qu'elle eut buté contre une console et dans une porte close.

– Prenez garde à l'escalier, vous allez manquer les marches.

Elle se rattrapa à la balustrade et se retourna vers lui.

– Votre attitude est révoltante, monsieur Desgrez. Je suis venue vers vous comme un ami et voici que vous m'avez fait subir un interrogatoire insultant, comme si vous me jugiez coupable. De quoi ?...

– De vous solidariser avec ceux-là mêmes qui cherchent votre mort. Vous estimez que la police n'a pas à se mêler de votre monde. On paie une servante pour glisser du poison dans la tasse d'une rivale, un laquais pour attendre au coin de la rue tel ennemi qui vous encombre...

– Me soupçonneriez-vous capable de tels gestes ?

– Si ce n'est vous ce sont les vôtres, comme dirait cet aimable fabuliste La Fontaine, que vous patronnez.

– Et vous croyez qu'à force de vivre parmi eux je deviendrai comme eux ?

Elle rectifia aussitôt mentalement : « Que je suis déjà devenue comme eux. » Ne méditait-elle pas de gagner une servante pour espionner la Montespan ? D'envoyer Malbrant-coup-d'épée assassiner Duchesne à la sortie de l'Opéra ? Le regard de Desgrez était une accusation. Elle se vit tout à coup telle qu'il la voyait, avec sa toilette et ses parures qui coûtaient à elles seules l'année de vie d'une famille d'artisans. Elle était la très belle marquise du Plessis, mais peut-être déjà touchée d'une imperceptible flétrissure par les nuits de veilles et la fébrilité des fêtes, avec des paupières brûlantes de femme qui boit trop, le fard et la poudre qu'à force d'habitude on accentue un peu chaque jour, jusqu'à n'avoir plus qu'un masque artificiel de comédienne, la morgue qui devient naturelle, la voix qui se hausse et se durcit... Elle descendit l'escalier, les lèvres serrées sur des plaintes.

« Desgrez, mon ami Desgrez, au secours ! Au secours, mon passé ! Au secours, mon âme perdue... Personne n'aura-t-il pitié de moi, qui possède tout ! Il n'est pas possible que je m'en aille ainsi, avec le poids de mes bijoux sur mes mains et sur mes épaules, et sur ce cœur ce poids mortel de solitude... »

Elle se retourna vers le policier dans un élan de détresse et faillit basculer à la renverse. Il la retint de justesse.

– Décidément, vous êtes soûle comme une grive. Je ne vous laisserai pas descendre plus avant. Vous arriveriez en pièces.

Lui soutenant le bras avec autorité il lui fit remonter les quelques marches et l'introduisit de force dans une chambre. Elle bredouilla :

– C'est votre faute, sale grimaud, avec ce tord-boyaux que vous m'avez fait boire.

Desgrez battit le briquet pour allumer deux chandelles. Il approcha la lumière du visage d'Angélique afin de l'examiner avec curiosité. Les commissures de ses lèvres frémissaient comme s'il eût retenu une brusque envie de sourire. Angélique, une main sur la bouche, luttait contre un hoquet incoercible.

– Beau langage, marquise, dit le policier à mi-voix, alors on commence à se souvenir du passé ?

Angélique secoua la tête furieusement.

– Ne croyez pas que vous me ferez parler comme ce jour-là, dit-elle en s'y reprenant à plusieurs fois. Je ne dirai pas un mot... pas un mot.

Desgrez planta le chandelier sur une console comme s'il y plantait un poignard. Il se mit à marcher de long en large avec agitation.

– Je le sais bien, parbleu, que vous ne direz pas un mot...

« Sur le chevalet, sur la roue, vous ne diriez pas un mot. Mais alors comment faire ?... Comment faire pour vous défendre ? Le temps qu'on cherche la piste, qu'on la trouve, qu'on prépare les pièges, vous serez déjà passée dans l'autre monde. Est-ce seulement le premier attentat auquel vous échappez ? Non, n'est-ce pas ?... Qu'est-ce qu'il y a ?... Qu'est-ce que vous avez ?

– Oh ! je voudrais vomir, gémit Angélique, défaillante.

Le policier la saisit énergiquement et lui maintint le front.

– Allez-y ! Ça vous fera du bien. Tant pis pour le tapis.

– Non, protesta-t-elle en réussissant à se dominer.

Elle se dégagea et s'appuya au mur, blême, les yeux clos.

– Oh ! je voudrais vomir ! répéta-t-elle à voix basse, je voudrais vomir ma vie. Ils veulent me tuer ? Eh bien ! qu'ils me tuent. Au moins je pourrais dormir, me reposer, ne plus penser à rien.

– Pas de ça, dit Desgrez.

Sa mâchoire se serra jusqu'à lui donner un air féroce.

Il s'approcha d'elle et lui prit les bras pour la secouer.

– Vous n'allez pas faire ça, hein ? Vous n'allez pas laisser tomber ! Vous allez vous défendre, vous. Sinon vous êtes perdue, vous le savez bien.

– Je m'en moque !

– Vous n'avez pas le droit. Pas vous. Vous n'avez pas le droit de mourir. Et votre force, qu'est-ce que vous en avez fait ? Votre goût des batailles, vos petites idées précises, votre rage de vivre et de triompher. Qu'est-ce que vous en avez fait ? Est-ce qu'ils vous ont pris cela aussi à la Cour ?

Il la secouait comme s'il eût voulu l'éveiller d'un mauvais rêve, mais elle se laissait faire, morne et sans réaction, la tête basse. Il se recula de quelques pas et la contempla avec fureur.

– Bon Dieu ! jura-t-il, voilà ce qu'on a fait de la marquise des Anges. Du beau travail en vérité, il y a de quoi être hère. Arrogante, têtue, et avec ça pas plus de...

– La colère de Desgrez l'environnait d'effluves bizarres qui, à travers la dépression dans laquelle elle sombrait, lui apportaient un courant nouveau, une indéfinissable impression de joie parce que derrière le magistrat dur et correct c'était l'ancien Desgrez qui explosait avec sa verve, son caractère abrupt, cet esprit caustique et indépendant qui n'appartenait qu'à lui. Il se reprit à marcher de long en large, disparaissant dans l'ombre de la pièce pour reparaître subitement à la lumière, toujours hors de lui.

– Et ça ? dit-il en s'approchant pour toucher les colliers de diamants et le sautoir de perles qui garnissaient le cou et la gorge d'Angélique. Est-ce qu'on peut seulement redresser la tête avec une brocante pareille sur le dos ? Ça pèse cent livres ! Pas étonnant qu'on ploie l'échine, qu'on se traîne à genoux, qu'on se couche par terre... Enlevez-moi ça. Je ne veux plus vous voir avec ça.

Ses deux mains se posèrent sur sa nuque pour trouver le fermoir du collier, qu'il jeta sur la commode. Il ôta le sautoir en la décoiffant un peu. Il lui prit les poignets pour ôter ses bracelets un à un et les rejeter sur le petit tas brillant des colliers. Cette opération calmait sa colère et commençait à l'égayer.

– Par le Père Éternel protecteur des argotiers, je me sens l'âme d'un truand de Paris. V'là du nanan, les mions. En avant pour la vendange !

Lorsqu'il effleura sa joue pour dégrafer ses pendants d'oreilles, elle sentit l'odeur de tabac de ses fortes mains. Les longs cils d'Angélique qu'elle tenait baissés frémirent. Elle releva les yeux et vit tout proche le regard rouge du policier Desgrez qui s'allumait du rond du passé et la ramenait à ce jour d'automne où, dans la petite maison du Pont Notre-Dame, il avait su de bien curieuse façon la tirer du désespoir et ranimer son espérance. Les mains masculines, chaudes, un peu rudes, lissèrent longuement ses épaules nues.

– Voilà ! On se sent plus légère, pas vrai ?

Angélique eut un frisson brusque, le frémissement d'un animal qui s'éveille après une longue immobilité. Les mains resserrèrent leur étreinte.

– Je ne peux rien pour vous défendre, dit Desgrez d'une voix basse et rauque, mais je peux au moins essayer de vous rendre courage. Et je crois qu'il n'y a que moi seul au monde qui en suis capable. C'est ma spécialité, si j'ai bonne mémoire.