– À quoi bon ! répéta-t-elle, lasse.
Elle était fatiguée et tout le monde lui faisait peur.
– Autrefois nous étions amis. Maintenant je ne vous connais plus et vous ne me connaissez plus.
– On peut se reconnaître.
Il la souleva, les deux mains autour de sa taille, et s'assit dans un fauteuil, la posant sur ses genoux comme une poupée dans la corolle évasée de sa lourde jupe. Les yeux qu'elle avait vagues et qui ne se fixaient pas, le rendaient malade.
« Quel gâchis ! » songeait-il. Et pourtant elle était là, derrière l'écran des années perdues, et il la retrouverait.
Derrière ces années perdues et qui auraient dû ne jamais s'interrompre. Pourquoi était-elle revenue ? Il l'appela, sous l'élan du sentiment inavoué qui gonflait son cœur d'homme.
– Mon petit.
Ce cri éveilla de nouveau Angélique, la ramena à la surface et elle redressa la tête pour examiner ce visage. Desgrez sacrifiant à la tendresse ! Desgrez rendant les armes ! Impensable !
Elle vit son regard brillant et noir proche du sien.
– Une seule heure, chuchota-t-il, pour une seule femme, dans une seule vie, peux-tu te permettre cela, policier ? D'être faible et stupide une seule heure !
– Oh ! oui, fit-elle soudain, oh ! oui, faites cela je vous en prie.
Elle lui jeta les bras autour du cou, appuyant sa joue contre la sienne.
– Comme on est bien près de vous, Desgrez ! Oh ! comme on est bien !
– ...sont rares les gourgandines qui m'ont chanté ce refrain, grommela Desgrez... Z'auraient plutôt préféré être ailleurs. Mais toi, tu n'as jamais été comme les autres !
Il recherchait tenacement le contact de la joue tiède, respirant, les yeux clos, le parfum raffiné qui émanait de sa peau et de l'échancrure de son corsage aux ombres douces.
– Vous ne m'avez donc pas oubliée, Desgrez ?
– Comment peut-on vous oublier ?
– Vous avez appris à me mépriser...
– Peut-être. Et quand cela serait, qu'est-ce que ça change ? C'est toujours toi qui es là, marquise des Anges, sous la soie, sous le satin, sous les breloques d'or et de diamants si lourdes.
Elle rejeta la tête en arrière comme si elle eût senti à nouveau ses chaînes. Son malaise persistait et elle respirait mal, oppressée par un poids qui n'était peut-être que celui des larmes qu'elle ne pouvait verser. Elle porta la main à son dur corset et se plaignit.
– La robe est lourde aussi.
– On l'enlèvera, fit-il, rassurant.
Les bras autour d'elle l'enfermaient dans un cercle de sécurité. Le cauchemar s'éloignait. En cet instant nul ne pouvait plus l'atteindre.
– Il faut cesser d'avoir peur, murmura Desgrez, la peur appelle la défaite, tu es aussi forte que les autres. Tu peux tout. Qu'est-ce qui peut te faire peur encore à toi qui as tué le Grand Coësre13 ? Est-ce que tu ne crois pas que ça serait dommage de « leur » laisser la partie ? Est-ce qu'« ils » en valent la peine ? Est-ce qu'ils sont dignes de s'offrir la mort d'une marquise des Anges ? Bernique ! Ça m'étonnerait. De la charogne en dentelles, voilà ce qu'ils sont et tu le sais bien. On ne se livre pas à des ennemis de ce genre.
Il lui parlait tout bas, comme à une enfant que l'on raisonne, la retenant d'une main tandis que de l'autre il ôtait méthodiquement les épingles de son plastron, dénouait les liens de ses jupes. Elle retrouvait ses gestes sûrs de chambrière, qui, s'ils en révélaient beaucoup sur la diversité des aventures amoureuses du policier Desgrez, donnaient au moins aux femmes la réconfortante impression d'être entre les mains de quelqu'un qui s'y connaissait. Elle commençait à peine à se demander, dans un éclair de lucidité, si elle devait le laisser faire, qu'elle se trouvait déjà à demi nue entre ses bras. Un miroir au mur lui renvoya la vision de la blancheur de son corps, émergeant du rempart de velours bleu et de dentelles que formaient à ses pieds ses vêtements rejetés.
– Et voici la belle de jadis !
– Suis-je donc toujours belle, Desgrez ?
– Encore plus belle, pour mon malheur. Mais ton petit nez est froid, tes yeux sont tristes, ta bouche est dure. On ne l'a pas assez baisée.
Il lui prit les lèvres pour un baiser rapide. Il ne la brutalisait pas, la sentant brisée, déshabituée de l'amour par des tourments obsédants ; mais à mesure qu'elle se rassurait, il accentuait la hardiesse de ses caresses, riant de la voir perdre son expression abattue, tandis qu'un sourire hésitant affleurait son visage. Sous la flatterie de sa main brûlante elle creusait les reins, se renversait doucement contre son épaule.
– Plus si fière que tout à l'heure, hein, marquise ? Qu'est-ce qui reste une fois les beaux atours enlevés ? Une petite chatte avec des yeux verts tout brillants qui réclament. Une petite caille dodue, nourrie à la table du roi... Tu étais plus maigre autrefois. On sentait les os sous la peau... Maintenant tu es toute en rondeurs. Tendre à point... Petite caille ! Petite colombe ! Roucoule un peu. Tu en meurs d'envie.
Desgrez était toujours Desgrez. Le drap de son bel habit cachait bien le même cœur, la même poitrine vigoureuse, que sa casaque râpée de jadis. Ses mains étaient toujours les mêmes, autoritaires et attentives, sachant ce qu'elles voulaient obtenir et le recherchant insidieusement, jusqu'à ce qu'elle se trouvât contre lui comme paralysée par l'envahissement doucereux du plaisir.
C'était bien le même regard d'oiseau de proie, un peu moqueur, qui guettait sa reddition, s'amusant de son impatience, de sa fébrilité amoureuse, des aveux balbutiants dont elle rougirait plus tard.
Enfin il l'emporta vers l'alcôve, au fond de la pièce, loin des chandeliers, et elle aima l'ombre où il l'ensevelissait, la fraîcheur du lit, l'anonymat du corps viril qui la rejoignait. À tâtons elle rencontra son torse velu, retrouva une odeur oubliée, et dans le délire où elle chavirait elle se souvint que Desgrez était le seul amant qui ne l'eût pas respectée et qui ce soir encore, sans doute, ne la respecterait pas. Déjà il en manifestait l'intention. Elle ne se défendit pas. Par un paradoxe qu'elle ne cherchait pas à analyser elle s'apercevait que si l'homme l'avait parfois effrayée et révoltée, l'amant lui inspirait une confiance infinie. Avec lui elle était à l'aise. Lui seul possédait l'art inimitable de mettre l'amour et les femmes à leur place. Une bonne place, où ses maîtresses, ni méprisées ni idolâtrées, se sentaient les joyeuses compagnes de ces ébats savoureux, de ces jouissances païennes qui rendent le sang chaud, le corps bien vivant et la tête légère.
Elle s'abandonna sans réticences à la houle de sensualité qui l'envahissait. Elle se laissa rouler dans le flux enivrant. Avec Desgrez on pouvait se permettre d'être vulgaire. On pouvait crier, délirer, dire n'importe quoi, rire ou pleurer bêtement. Il connaissait toutes les façons d'éveiller et de stimuler le désir et la volupté d'une femme, en jouait en maître. Il savait se montrer exigeant ou encourageant tour à tour. Angélique, en son pouvoir, perdait la notion du temps. Il ne la laissa quitte qu'à bout de forces, suppliante et grisée à la fois, un peu marrie, un peu honteuse, et tout au fond émerveillée de ses propres ressources.
– Desgrez ! Desgrez ! répétait-elle, d'une petite voix enrouée qui l'émouvait, je n'en peux plus... Oh ! quelle heure est-il ?
– Fort tard, sans doute.
– Mon équipage qui m'attend en bas !
– Les gens de ma maison ont dû en prendre soin.
– Il me faut partir.
– Non. Il faut dormir.
Il la retint contre lui, sachant qu'un court sommeil balaierait les derniers miasmes de sa peur.