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– C'est bien.

Angélique se leva pour aller jusqu'à son secrétaire, en tirer sa cassette, où elle prit une bourse de pièces d'or.

– Voici pour vous, Malbrant. Vous m'avez bien servie.

L'écuyer fit disparaître la bourse d'un geste prompt.

– Je ne dis jamais non aux écus. Merci, Madame. Mais croyez-moi si je vous affirme qu'un jour j'aurais fini par le faire pour rien. Le petit abbé le savait bien. Nous nous interrogions : que faire ? Vous êtes seule dans la vie, pas vrai ? Vous avez eu raison de me faire confiance.

Angélique baissait la tête. L'heure était venue d'acheter des complicités, de payer des silences qui devraient durer toute la vie. Entre elle et cet aventurier qu'elle connaissait mal il y aurait toujours les cris d'un Duchesne assassiné, le « plouf » d'un corps qu'on jette à la Seine.

– Mon silence ? Je l'ai gardé à bien des gens qui ne le méritaient pas autant que vous. Même au fond d'une bouteille je ne retrouve pas ce que j'ai voulu oublier une bonne fois. Y a une pierre là-dessus. C'est tout.

– Je vous remercie, Malbrant. Demain je vous enverrai encore au Faubourg Saint-Denis avec l'argent convenu. Puis vous retournerez à Saint-Cloud. J'aime que Florimond soit sous votre garde. Maintenant vous pouvez aller. Reposez-vous.

L'homme salua, comme il savait fort bien le faire, à la mousquetaire. Les restes d'une éducation seigneuriale se mêlaient dans ses façons au laisser-aller bourru qu'il avait acquis d'estaminet en estaminet, de duel en duel au cours d'une existence où il n'avait pas su trouver sa place. Homme de guerre manqué, joyeux compagnon qui ne voyait pas fuir les années, vivant de coups d'épée et de verres de vin, jamais tout à fait bandit ni tout à fait honnête, paresseux en un mot, voici qu'il se retournait sur le temps écoulé. Qu'en restait-il ? Rien ! Il savait mieux ce qu'il ne voulait pas perdre : la présence d'un petit garçon qui levait sur lui ses yeux noirs en disant : « Malbrant, montre-moi », et l'égide de cette très belle dame qui savait se montrer ni dédaigneuse ni familière, juste ce qu'il fallait pour qu'on se sentît devant elle un homme et non un serviteur.

Avant de tourner la poignée de la porte pour se retirer, il la regarda avec un mélange d'admiration et de crainte. Non qu'elle lui fît peur. C'était plutôt le contraire. C'était pour elle qu'il avait peur. Il craignait de la voir faiblir. Il y a des garces qui marcheraient sur un matelas de cadavres sans sourciller. Il en connaissait. « L'autre », par exemple. Mais celle-ci n'était pas de la même espèce, quoiqu'elle sût bien se battre.

Il la vit prendre son manteau après avoir enfermé dans un petit coffret les objets et la lettre qu'il avait rapportés ce tantôt.

– Madame, où allez-vous ?

– Je dois sortir.

– Dangereux. Que Madame la marquise me permette de l'accompagner. Elle acquiesça d'un signe.

Dehors c'était encore la nuit, plus sombre encore qu'aux autres heures de la nuit, car les grosses chandelles dites de cinq heures avaient achevé de brûler et les lanternes étaient éteintes.

Angélique n'eut pas à marcher fort loin. Peu après elle soulevait le heurtoir de bronze d'une haute porte cochère rue de Queronalle et lorsque le suisse ensommeillé eut mis le nez à la fenêtre grillée de sa loge, elle demanda M. de La Reynie.

Chapitre 23

Le roi n'était pas encore sorti de la messe lorsque Angélique se mêla à la foule des courtisans qui attendaient les souverains dans le salon de Mercure à Versailles où ceux-ci étaient arrivés la veille. Dans les changements de résidence entre Saint-Germain et Versailles, Angélique espérait bien que son absence serait passée inaperçue. Elle se trouvait là à une heure très convenable, et rien ne se lisait sur son visage soigneusement fardé, des fatigues et des angoisses de la nuit. Elle commençait à acquérir la résistance incroyable des mondaines qui s'apparente à celle des comédiennes, en leur permettant de « passer dans une autre peau » sans effort et qui, d'une femme brisée par une nuit blanche et quatre heures de carrosse, fait une dame au teint lisse, aux yeux à peine cernés, au sourire éclatant. Elle salua à droite et à gauche, s'informa des uns et des autres. On s'entretenait encore beaucoup des merveilles du voyage en Flandre au cours duquel Madame était passée en Angleterre rendre visite à son frère Charles II. Certaines bonnes langues s'étonnaient qu'Angélique n'y eût pas pris part. On disait aussi que Madame serait bientôt de retour et que ses négociations étaient en bonne voie. La ravissante et plantureuse Bretonne Mlle de Kerouaille, que la princesse avait emportée dans ses bagages, n'avait pas été le moindre des moyens politiques destinés à convaincre le jeune Charles II de se défaire de la triple alliance et de tendre une main amicale à son beau-frère Louis XIV. On riait un peu en rappelant que si Mlle de Kerouaille avait de beaux traits son embonpoint eût pu déplaire à certains. Mais Madame connaissait bien les goûts du monarque anglais qui, paraît-il, ne se piquait pas de délicatesse et préférait la substance au sentiment. Des officiers de la Bouche du roi passèrent, apportant dans quatre marmites de vermeil quatre compotiers de confitures sèches et trois de fruits, ce qu'on appelait « le petit en-cas de chasse du roi ».

Angélique entendit l'un d'eux s'étonner de l'absence de M. Duchesne, le premier contrôleur du Gobelet.

Elle s'écarta des groupes et vint s'appuyer à l'une des fenêtres de la grande galerie. Il faisait beau. Des parterres montait le bruit des mille râteaux maniés par les jardiniers, et elle se souvint de ce premier matin où elle avait vu, aux côtés de Barcarole, le jour se lever sur Versailles, où chacun est plus seul et menacé qu'en aucun lieu de la terre !

Elle redressa la tête et d'un pas assuré traversa la grande galerie pour gagner l'aile du Midi. Après avoir ouvert plusieurs portes elle pénétra dans un appartement dont la vue donnait sur les parterres.

Mme de Montespan était à sa coiffeuse, dans son salon de toilette, parmi le ravissant décor qu'Angélique avait vu s'élaborer sous les doigts de son frère Gontran, le peintre. Les suivantes s'empressaient autour d'elle en caquetant. Elles firent silence à la vue d'Angélique.

– Ma chère Athénaïs, bonjour, dit celle-ci avec enjouement.

La favorite se retourna d'une seule pièce sur son tabouret de soie broché.

– Oh ! oui, dit-elle, que vous prend-il, ma chère ?

Il y avait un certain temps qu'elles avaient dépassé toutes deux le stade de la paix armée. Ni l'une ni l'autre ne se donnaient plus la peine de feindre, même en public. L'œil bleu d'Athénaïs de Montespan traversa sa rivale. À coup sûr l'amabilité subite de celle-ci cachait quelque chose d'inusité.

Angélique s'assit en faisant bouffer ses jupes sur un petit sofa de la même soie que celle du tabouret et de la liseuse. Les meubles étaient charmants, mais elle se dit que leurs bouquets bleus étaient mal assortis aux grands roseaux d'or vert qui couvraient les murs. Il faudrait changer cela.