Athénaïs se tordit les mains. L'étalage de sa rage et de son impuissance atteignait dans son débordement à une certaine naïveté.
– L'espoir de le reconquérir, répéta-t-elle. Non. Si vous le tenez sous votre emprise ce sera pour la vie. Je le sais. Vous ne le connaissez pas comme je le connais. J'étais toute-puissante sur ses sens. Mais vous, vous êtes toute-puissante sur son cœur. Et c'est quelque chose, croyez-moi, que d'être toute-puissante sur le cœur d'un homme qui n'en a pour ainsi dire point.
Elle regarda sa rivale comme si elle la voyait pour la première fois et apercevait à travers sa beauté dangereuse et sereine une arme inconnue qu'elle n'avait pas soupçonnée. Et cette orgueilleuse eut un mot étonnant :
– Je ne suis pas de force.
Angélique haussa froidement les épaules.
– Ne jouez pas les victimes, Athénaïs. Cela ne vous sied point. Rasseyez-vous plutôt, que je termine votre coiffure.
Mme de Montespan bondit derechef, telle une chatte en colère.
– Ne me touchez pas. Vous me faites horreur.
– Vous avez tort. La coiffure vous va fort bien mais il serait dommage de la laisser en boucles d'un côté, en mèches de l'autre.
Comme à une servante, Athénaïs, à bout de nerfs, lui jeta le peigne.
– Terminez ! Et dépêchez-vous.
Angélique tourna sur son doigt une longue boucle d'or qu'elle fit descendre d'un mouvement souple le long du cou pour reposer sur la gorge nacrée, à l'échancrure du corsage. Elle regardait dans la glace l'effet de ce mouvement et rencontra les yeux chargés d'orage de son ennemie. Matée ! Mais pour combien de temps ?
– Laissez-moi le roi, dit brusquement Athénaïs d'une voix sourde, laissez-moi le roi. Vous ne l'aimez pas.
– Et vous ?
– Moi ? Il m'appartient. J'étais créée pour être reine.
Angélique roula encore deux boucles, et ramena sur la tempe une mèche légère plus blonde que les autres, pareille à un copeau de soie pâle. Binet n'aurait pas mieux fait.
– Ma chère Athénaïs, dit-elle enfin, c'est en vain que vous ferez appel à mes bons sentiments. Je n'en ai point pour vous. Je vous ai posé le marché. Ou vous me laissez en paix ; vous cessez de vouloir attenter à mes jours et vous pouvez compter sur ma discrétion en ce qui concerne vos relations avec devineresse et démons. Ou bien vous me poursuivez de votre vindicte et vous déclenchez vous-même les foudres qui doivent vous anéantir. Ne pensez pas non plus que vous pourrez tourner la question en cherchant à me nuire d'autre façon, en sapant ma réputation, en ruinant mon crédit, en soulevant autour de moi les mille obstacles d'une petite guerre sournoise qui me rendrait la vie intolérable. Je saurai toujours d'où viennent les mauvais coups, et croyez que je n'attendrai pas d'être morte pour me débarrasser de vous... Le roi m'aime, dites-vous ? Méditez sur sa colère lorsqu'il apprendra que vous avez essayé de me faire mourir. Le haut magistrat possesseur de mes secrets a lui-même examiné la chemise que vous aviez fait préparer à mon intention. Il se portera témoin devant le roi des torts qu'on a voulu me causer. Encore un conseil, ma chère. Vous êtes coiffée à merveille mais fardée en dépit du bon sens. C'est un désastre. À votre place, je recommencerais.
Sur sa sortie, les demoiselles de compagnie entrèrent, anxieuses, et entourèrent avec précaution leur maîtresse à sa coiffeuse.
– Madame, vous pleurez !
– Eh oui, sottes ! Vous ne voyez donc pas comme je suis fardée ?
Ravalant des sanglots Mme de Montespan contempla dans le miroir son visage tacheté de rouge, de blanc et de noir que des larmes délayaient. Un profond soupir lui échappa.
– Elle a raison, la garce, murmura-t-elle. C'est un désastre. Tout est à recommencer.
*****
À la promenade du roi, l'expression nouvelle qu'il y avait sur les traits de Mme du Plessis-Bellière n'échappa à personne. Une clarté émanait d'elle, et dans la façon dont elle redressait la tête on sentait une force presque intimidante. L'impression qu'avait tout à l'heure éprouvée Mme de Montespan se communiqua à tous. On avait été dupé. Cette petite marquise, belle certes, avait plusieurs masques de rechange. Il fallait se rendre à l'évidence et tout craindre. Ceux qui avaient cru facile de se ménager ses bonnes grâces comprirent que ce ne serait pas une La Vallière.
Ceux qui misaient sur l'abattage de Mme de Montespan pour écarter « la provinciale » sentirent leur foi chanceler devant le regard hautain qu'elle leur dédia, et le sourire qu'elle eut pour le roi. L'attitude de celui-ci acheva la déroute. Il ne cherchait même plus à feindre. Il n'avait d'yeux que pour elle.
Mme de Montespan était absente. Personne ne s'en formalisa et l'on trouva tout naturel de voir Angélique descendre au côté du roi l'allée de Minerve jusqu'au bosquet de la colonnade et, après avoir franchi les portiques de marbre blanc, remonter vers le château, en admirant les merveilles de l'allée d'Eau.
Au retour, le roi fit appeler la jeune femme dans son cabinet de travail : il en usait parfois ainsi lorsqu'il avait besoin de son avis pour la question commerciale qu'il était en train de traiter avec ses ministres. Mais cette fois elle vit que le bureau était vide, et dès que la porte se fut refermée il vint à elle et la prit dans ses bras.
– Belle, dit-il, je n'en peux plus ! Quand donc ferez-vous cesser mon supplice ? Vous m'avez subjugué ce matin, envoûté. Je ne voyais plus que vous. Vous étiez pour moi comme le soleil, l'astre que je ne pouvais atteindre, l'eau fraîche vers laquelle je ne peux me pencher. Vous êtes là. Vous m'environnez de votre éclat, de votre parfum, et je ne peux poser la main sur vous. Pourquoi ? Pourquoi tant de cruauté ?
Il l'étreignait, brûlant d'un désir qu'il ne parvenait plus à maîtriser et qui se transformait en colère.
– Ne croyez pas que vous pourrez jouer ainsi longtemps de moi. Il faudra bien que vous finissiez par me céder. Je vous contraindrai s'il le faut. Croyez-vous que ma force ne pourrait avoir raison de vous ?
Elle sentait ses muscles de chasseur la broyer, l'amenuiser contre un torse à la dureté de pierre.
– Vous feriez de moi votre ennemie.
– Je n'en suis pas si sûr. J'ai eu tort de croire que votre cœur s'éveillerait pour moi si je me montrais patient. Vous n'êtes pas une sentimentale. Vous demandez à connaître votre maître avant de vous attacher à lui. C'est parce qu'il vous a faite sienne que vous lui devenez dévouée. C'est quand j'aurai pénétré votre chair que je pénétrerai votre cœur.
Il dit à voix basse, comme une plainte :
– Ah ! les secrets de votre corps me tourmentent.
Angélique trembla. Des pieds à la tête elle sentit le langoureux vertige la saisir. « Moi aussi je n'en peux plus », se dit-elle, s'abandonnant à une sorte d'épuisement.
– Quand vous serez à moi, disait le roi, quand je vous aurai prise de gré ou de force, je sais que vous ne me quitterez plus car vous et moi nous sommes faits pour être accouplés et régner sur le monde comme Adam et Ève eux-mêmes.
– Mme de Montespan exprime quelque certitude de ce genre, fit remarquer Angélique avec un pâle sourire.
– Mme de Montespan ! Que va-t-elle s'imaginer ? Qu'elle a barre sur moi ? Croit-elle que je suis aveugle ? Que j'ignore son mauvais cœur, ses intrigues de concierge, son orgueil démesuré et lassant. Je la prends pour ce qu'elle est : belle... et amusante à l'occasion. Est-ce sa présence qui vous fait peur ? Sachez que je balaierai devant vous ceux qui vous sont indésirables. Si vous me demandez aujourd'hui d'écarter Mme de Montespan, demain elle aura quitté le palais.