Выбрать главу

– Jamais mon mari n'a menacé votre couronne et votre pouvoir. La jalousie seule...

– Ne recommencez pas à me dire des choses injurieuses, fit-il avec douceur mais sur un ton qui la glaça. Et arrêtons tout de suite la querelle en posant les données du problème. Oui, je l'affirme, le comte de Peyrac menaçait ma couronne et mon pouvoir parce qu'il était l'un des plus grands parmi mes vassaux. Or, les grands avaient été et restaient encore mes pires ennemis. Angélique, vous n'êtes pas sotte. Il n'est pas de passion qui puisse effacer entièrement votre bon sens. Ce ne sont pas des excuses que j'avance, mais des raisons, pour redresser votre jugement. Il faut vous représenter l'état des choses d'alors : des agitations terribles par tout le royaume avant et après ma majorité, une guerre étrangère où ces troubles domestiques avaient fait perdre à la France mille avantages, un prince de mon sang, le propre frère de mon père : Gaston d'Orléans, à la tête de mes ennemis ! Un très grand nom : le prince de Condé faisant alliance avec lui ; beaucoup de cabales dans l'État. Des parlementaires en révolte contre leur roi. Dans ma Cour, très peu de fidélité désintéressée, ce qui faisait que mes sujets les plus soumis en apparence m étaient autant à charge et à redouter que les rebelles. Pour seuls soutiens fidèles, ma mère, méprisée et calomniée, et le cardinal Mazarin, universellement haï. Tous deux étrangers d'ailleurs : le cardinal était italien, comme vous ne l'ignorez pas. Ma mère était demeurée très espagnole de cœur et de coutumes. Les Français les mieux intentionnés supportaient mal leur façon d'être. On devine ce qu'en faisaient les malintentionnés. Au milieu de tout cela un enfant, moi, investi d'un pouvoir écrasant, mais se sachant trop faible, et se sentant menacé de toutes parts.

– Vous n'étiez pas un enfant lorsque vous avez fait arrêter mon mari.

– Quittez cet air buté, de grâce ! Seriez-vous, comme toutes les femmes, incapable d'envisager un problème dans son ensemble ? Si douloureuses que soient pour vous les conséquences de l'arrestation et de la mort du comte de Peyrac, ce n'est qu'un petit épisode du vaste tableau de révolte et de combats que j'essaie de vous exposer...

– Le comte de Peyrac étant mon époux, souffrez que son sort me paraisse un détail plus important que tout l'ensemble de votre tableau.

– L'histoire n'a que faire des opinions de Mme de Peyrac, ironisa le roi, et « mon » tableau est celui du monde entier.

– Mme de Peyrac n'a que faire de l'Histoire du monde entier, riposta-t-elle, farouche.

Le roi la contempla, à demi dressée, un feu de rébellion aux joues, et il sourit avec mélancolie.

– Un soir, il n'y a pas si longtemps encore, dans cette même pièce, vous avez posé vos mains sur les miennes et vous avez renouvelé le vieux serment des vassaux au roi de France. Paroles que j'ai entendues bien des fois suivies de mêmes effets de trahison et d'abandon. La race des grands nobles restera toujours prête à redresser la tête, à revendiquer, à se détourner d'un maître qu'elle juge trop sévère pour un autre. Voilà pourquoi je les veux tous à Versailles, sous mes yeux. Cela fixe l'abcès et draine les mauvaises fièvres. Pour moi, je n'ai plus aucune illusion. Même pour vous. J'ai toujours senti en vous, malgré l'attirance que je vous inspirais, quelque chose d'irréductible et de glacé à mon égard. C'était donc cela.

Il reprit, après un instant de méditation :

– Je ne chercherai pas à vous inspirer pitié pour le petit roi aux abois que j'étais alors. C'est bien ainsi. Je me suis promis d'inspirer la crainte et l'obéissance. Entre mon dénuement de naguère et mon pouvoir d'aujourd'hui, le chemin a été long et tourmenté. J'ai vu mon Parlement lever une armée contre moi et Turenne en accepter le commandement, le duc de Beaufort et le prince de Condé organiser la Fronde, la duchesse de Chevreuse s'employer pour amener les armées étrangères de l'archiduc d'Autriche et du duc de Lorraine à Paris. J'ai vu Condé, après avoir été mon sauveur, partir en claquant la porte, proférant de basses menaces. Mazarin le faisait arrêter. Alors la duchesse de Longueville, sa sœur, soulevait la Normandie, la princesse de Condé la Guyenne, tandis que la duchesse de Chevreuse invitait les Espagnols cette fois à envahir la France. J'ai vu mon Premier ministre, vaincu, s'enfuir, les Français se battre entre eux sous les murs de Paris, et ma cousine, la Grande Mademoiselle, faire tirer le canon de la Bastille sur mes propres troupes. Accordez-moi au moins les circonstances atténuantes d'avoir été élevé à l'école de la totale méfiance et de la trahison. J'ai, certes, su oublier quand il le fallait, mais non les leçons d'une expérience aussi amère !

Angélique le laissait parler, les mains jointes, le regard ailleurs. Il la sentait éloignée de lui et cette défection lui était plus sensible que toutes celles qu'il avait subies. Elle dit cependant, du bout des lèvres :

– Pourquoi plaidez-vous en somme ? À quoi bon !

Louis XIV la considéra avec hauteur.

– Pour ma réputation ! La connaissance incomplète que vous avez des événements qui m'ont guidé vous a entraînée à tracer du roi une image insultante et fausse. Un roi qui abuserait de son pouvoir pour satisfaire les sentiments les plus mesquins n'est guère digne du titre sacré qu'il a reçu de Dieu en personne et de ses grands ancêtres. Ruiner la vie d'un homme uniquement par envie et jalousie était un acte méprisable et inconcevable de la part d'un vrai souverain. Agir de même avec la conviction que la condamnation d'un seul épargnerait les plus grands désordres à un peuple épuisé qui n'en avait déjà que trop supporté était un acte de sagesse.

– En quoi mon mari avait-il jamais menacé l'ordre dans votre royaume ?

– Par sa seule présence.

– Par sa seule présence ?

– Mais écoutez-moi donc ! Je me trouvais majeur enfin, de la majorité des rois qui n'est pas celle où les simples particuliers commencent à gouverner librement leurs affaires. J'avais quinze ans ! Je ne connaissais entièrement que la grandeur du fardeau, sans pouvoir bien connaître mes propres forces. Je m'encourageais en me disant que je n'avais point été mis et conservé sur le trône avec une aussi grande passion de bien faire sans en devoir trouver les moyens. Ils me furent donnés. Mon premier acte de majorité fut de faire arrêter le cardinal de Retz. Ainsi je « commençais le ménage » de ma maison. En quelques années je tranchai le sort de ceux qui si longtemps avaient brouillé le mien. Mon oncle Gaston d'Orléans fut relégué à Troyes. D'autres furent amnistiés, dont Beaufort et La Rochefoucauld. Le prince de Condé était passé aux Espagnols. Je le condamnai à mort par coutumace. À l'époque de mon mariage les Espagnols négocièrent son pardon. Je le lui accordai. Le temps avait passé. D'autres soucis me réclamaient : d'une part la prépondérance de plus en plus grande dans les affaires de mon surintendant, Fouquet. De l'autre le raidissement d'une province longtemps rivale du fief d'Ile-de-France, l'Aquitaine. Vous en étiez alors la reine, ma très chère. On parlait des merveilles de Toulouse et comment votre beauté allait ressusciter la belle Eléonore d'Aquitaine. Il ne m'échappait pas que cette province était d'une civilisation différente, et comme étrangère. Matée cruellement par la Croisade des Albigeois, plus tard longtemps anglaise et presque entièrement gagnée aux croyances hérétiques, elle en était encore à ne supporter qu'avec contrainte la tutelle de la couronne de France. Le titre seul de comte de Toulouse le posait donc comme un féal dangereux, sans même tenir compte de la personnalité de l'homme. Or, de plus, quel homme sous ce titre ! Un être d'une intelligence grandiose, d'un caractère excentrique et séduisant, riche, influent et savant. Je le vis et j'en demeurai obsédé d'inquiétude. Oui, il était plus riche que moi, et cela je ne pouvais l'admettre, car en notre siècle l'argent subordonne la puissance, et tôt ou tard cette puissance serait amenée à se mesurer avec la mienne.