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Sachant maintenant que le Persan comprenait le français, Angélique se sentit gênée, mais le bey demeura impassible. Il lui fit remarquer par gestes les coupes de cristal taillé et les curieuses cruches en porcelaine craquelée, d'une délicieuse couleur de lapis-lazuli.

– Ce sont des pièces datant du roi Darius, expliqua le Père Richard. Le secret de ces émaux est perdu, et tandis que la plupart des anciens bains d'Ispahan et de Meched sont couverts de carrelages précieux datant de plus de mille ans, les palais nouveaux d'aujourd'hui n'ont plus la même beauté. Comme pour les pièces d'orfèvrerie, pourtant réputées.

– Si Son Excellence s'intéresse aux objets précieux, que n'admirera-t-elle pas à Versailles ? dit Angélique. Notre roi a le goût du faste et s'entoure de vraies merveilles...

L'ambassadeur parut impressionné. Il posa vivement plusieurs questions et Angélique répondit de son mieux, décrivant l'immense palais étincelant de dorures et de glaces, les œuvres d'art que représentaient tous Tes meubles conçus par des artistes, fabriqués dans les matières les plus précieuses, la richesse de l'argenterie unique au monde. Son interlocuteur allait d'étonnement en étonnement. Par l'intermédiaire du Père Richard il fit reproche à M. de Saint-Amon de ne pas lui avoir raconté un seul mot de tout cela.

– Quel intérêt ? La grandeur du roi de France n'a pas à se mesurer à son luxe mais à son renom. Ce sont là pacotilles de bazar, qui ne peuvent flatter que des esprits puérils.

– Pour un diplomate vous oubliez un peu trop que vous avez affaire à des Orientaux, dit sèchement le Jésuite. En tout cas je constate que Madame, en quelques paroles, a fait plus pour avancer vos affaires françaises que vous seul en dix jours.

– Parfait ! Parfait ! Si vous, homme d'Église, êtes partisan de ces procédés de harem, je ne vois pas ce que la dignité d'un homme du haut rang peut y répondre. Je me retire.

Sur cette déclaration acide M. de Saint-Amon se leva et prit congé. Le religieux le suivit de près.

Mohammed Bachtiari se tourna vers Angélique avec un sourire qui mettait un éclair neigeux dans sa face brune.

– Le Père Richard a compris que je n'avais pas besoin d'interprète pour m'entretenir avec une dame.

Il porta sa pipe à ses lèvres et fuma à petits coups sans quitter sa visiteuse de son regard sombre et brûlant.

– Mon astrologue m'a dit... aujourd'hui mercredi était un jour « blanc », un jour heureux. Et vous êtes venue... À vous je le dis... Je suis inquiet dans ce pays. Ses coutumes sont étranges et difficiles.

D'un geste il fit signe à son page qui somnolait de présenter les coupes de sorbet aux fruits, de nougats et de pâtes transparentes. Angélique dit avec hésitation qu'elle ne comprenait pas l'inquiétude de Son Excellence. Qu'y avait-il de si étrange parmi les coutumes françaises ?

– Tout... Les fellahs... comment dit-on... gens de la terre...

– Paysans.

– C'est cela... Qui me regardent passer debout avec tant d'insolence. Pas un, au long du voyage, qui mît le front dans la poussière... Votre roi qui veut me conduire jusqu'à lui comme un prisonnier... dans un carrosse... avec des gardes aux portières. Et ce petit homme qui ose me crier : « Vite ! Vite ! À Versailles ! » comme si j'étais un sichak, je veux dire un âne de bât, alors que par déférence, honneur au grand souverain, je me dois de ralentir ma marche... Pourquoi riez-vous, ô belle Firouzé dont les yeux sont semblables à la plus précieuse des pierres précieuses ?

Elle essaya de lui expliquer qu'il y avait dans tout cela un malentendu. En France on ne se prosternait pas. Les femmes faisaient la révérence. À titre de démonstration elle se leva et fit plusieurs révérences, au grand plaisir de son hôte.

– Je comprends, dit-il... c'est une danse... lente et religieuse que font les femmes devant leur prince. Cela me plaît beaucoup. Je ferai apprendre à mes femmes... Le Roi me veut donc finalement du bien puisqu'il vous a envoyée. Vous êtes la première personne qui me semble distrayante... Les Français sont tellement ennuyeux !

– Ennuyeux ! protesta Angélique avec véhémence. Votre Excellence s'égare. Les Français ont la réputation d'être très gais, amusants.

– Ter-ri-ble-ment ennuyeux ! scanda le prince. Ceux que j'ai vus jusqu'alors distillaient l'ennui comme la roche du désert distille le précieux liquide de la Moumie...

La comparaison de l'ambassadeur rappela à Angélique maître Savary, par le fait duquel elle se trouvait là.

– La moumie... Est-ce possible, Votre Excellence ! Sa Majesté le Schah de Perse a daigné envoyer à notre souverain un peu de la si rare liqueur ?

Le visage de l'ambassadeur s'assombrit et il eut pour Angélique le regard cruel dont un sultan couve l'esclave soupçonnée de trahison.

– Comment savez-vous... que je la porte dans mes présents ?

– On en parle, Votre Excellence. La renommée de ce trésor n'a-t-elle pas franchi les mers ?

Malgré son impassibilité, Bachtiari bey ne put s'empêcher de laisser transparaître des sentiments perplexes.

– Je croyais... que le roi de France ne faisait vraiment aucun cas de la moumie... Peut-être m'aurait-il infligé l'affront d'en rire, dans l'ignorance de sa valeur...

– Sa Majesté mesure au contraire la grande intention du Schah de Perse par l'envoi d'un tel présent. Elle n'ignore pas que ce liquide est rarissime. Aucun autre pays au monde ne le possède que la Perse.

– Aucun autre, affirma le bey dont les prunelles s'illuminèrent d'un feu mystique. C'est le présent d'Allah à un peuple qui fut le plus grand parmi les plus grands... qui demeure grand par la richesse de son esprit. Allah l'a béni en lui dédiant l'élixir précieux et mystérieux. Les sources en sont devenues rares et c'est pourquoi la moumie est réservée aux seuls sophys, aux princes du sang... Les roches qui la distillent sont gardées militairement par les gardes du roi. Chaque source est fermée des cinq sceaux des principaux officiers de la province... Ils répondent de leur tête pour un vol d'une seule goutte.

– Quel peut-être l'aspect de cette liqueur ?

Le sourire était revenu sur les lèvres de Bachtiari bey.

– Vous êtes curieuse et impatiente comme une odalisque... à laquelle son seigneur a promis récompense... Mais... j'aime voir briller vos yeux.

Il frappa dans ses mains et donna des ordres au garde accouru. Quelques instants plus tard deux serviteurs entraient portant un lourd coffret de bois de rose aux incrustations d'or et de nacre. Quatre janissaires, lance au poing, les encadraient. Le coffre fut déposé sur un guéridon près du divan et Bachtiari bey l'ouvrit avec respect. Il contenait un vase d'épaisse porcelaine bleue, au col large et long. Le Persan retira le bouchon de jade qui fermait l'orifice et Angélique se pencha. Elle vit un liquide sombre et irisé

qui lui parut de consistance huileuse, et dont l'odeur pénétrante ne ressemblait à rien de connu. Était-ce désagréable ou agréable ? Elle n'aurait pu dire. Elle se redressa avec l'impression d'éprouver un étourdissement et une brusque douleur aux tempes. Marmonnant à mi-voix des prières sur un ton psalmodiant, le Persan inclinait le vase pour en verser quelques gouttes dans une custode d'argent ; il y trempa son doigt et le posa doucement sur le front d'Angélique, puis sur le sien.

– Est-ce une médecine ? demanda-t-elle faiblement.

– C'est le sang de la terre, murmura-t-il tandis que ses longues paupières voilaient son regard avec extase, c'est la promesse surgie des profondeurs... le message mystérieux des esprits qui commandent le monde... La illa ha illa la ! Mohhamedou rossoul u le3 !

– Ali vali oullah, répondirent les serviteurs en se prosternant.

Lorsqu'ils se furent retirés emportant la vénérable liqueur, Angélique s'apprêta à prendre congé. La déception de l'ambassadeur fut visible. Elle dut user de nombreuses périphrases et de multiples comparaisons poétiques pour lui faire comprendre qu'en France les femmes d'une certaine condition ne pouvaient être considérées comme de vulgaires courtisanes. On ne pouvait les conquérir que par une cour subtile et longuement platonique.