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– Je vous fais serment qu'il n'a jamais été mon amant.

– Alors, quoi donc ?

– Pire, peut-être ! Un maître qui m'a achetée fort cher et des mains duquel je me suis enfuie avant qu'il ait pu user de moi. Ma situation vis-à-vis de lui est donc aujourd'hui... ambiguë, je le reconnais et j'ai un peu peur, je l'avoue.

– Pourtant il vous séduit, c'est visible !

Angélique allait répliquer avec vivacité, mais elle se ravisa et un sourire éclaira son visage.

– Voyez, maître Berne, je crois que nous venons là de découvrir un nouvel obstacle à notre mariage.

– Lequel ?

– Nos caractères. Nous avons eu le temps de bien nous connaître, mutuellement, vous êtes un homme autoritaire, maître Berne. J'ai cherché à vous obéir, en tant que servante, je ne sais pas si j'aurais la même patience comme épouse. Je suis habituée à diriger ma vie.

– Aveu pour aveu. Vous êtes une femme autoritaire, dame Angélique, et vous avez sur moi le pouvoir des sens. J'ai longtemps débattu, avant de voir clair, car j'étais effrayé de deviner à quel point vous pourriez m'asservir. Vous regardez aussi la vie avec une liberté qui ne nous est pas coutumière à nous autres Huguenots. Nous sommes les hommes du péché. Nous sentons ses embûches et ses crevasses sous nos pas. La femme nous fait peur... Peut-être parce que nous la rendons responsable de notre condamnation. Je me suis ouvert de mes scrupules au pasteur Beaucaire.

– Qu'a-t-il répondu ?

– Il m'a dit : « Soyez humble envers vous-même. Reconnaissez vos désirs, qui sont, au demeurant, naturels et sanctifiez-les par le sacrement du mariage, afin qu'ils vous élèvent au lieu de vous perdre. »

« J'ai suivi son conseil. À vous de me permettre de les réaliser. À nous d'abandonner la part d'orgueil qui nous empêcherait de nous entendre.

Il se souleva et, passant son bras autour de sa taille, l'attira vers lui.

– Maître Berne, vous êtes blessé !

– Vous savez bien que votre beauté est de celles qui ressusciteraient un mort. Hier au soir, d'autres bras l'avaient étreinte avec la même possession jalouse. C'était peut-être vrai ce que disait maître Berne qu'elle n'attendait que les caresses d'un homme pour se retrouver femme. Pourtant quand il voulut se pencher sur ses lèvres, elle le retint, d'un réflexe incontrôlé.

– Pas encore, murmura-t-elle, oh ! je vous en prie, laissez-moi réfléchir encore un peu.

Les mâchoires du marchand se crispèrent. Il avait de la peine à se maîtriser. II y parvint au prix d'un effort qui le fit pâlir. S'écartant d'Angélique, il retomba sur son oreiller de paille. Ses yeux ne la regardaient plus, mais fixaient au contraire, avec une expression étrange, la petite marmite d'argent que le Maure du Rescator lui avait apportée tout à l'heure. Tout à coup il s'en saisit et la projeta avec violence sur la paroi, en face de lui.

Chapitre 4

Il y avait maintenant près de huit jours que le Gouldsboro avait quitté La Rochelle, tenant le cap général vers le couchant. Angélique venait de les compter sur ses doigts. Près d'une semaine d'écoulée. Et elle n'avait pas encore donné sa réponse à maître Berne. Et il ne s'était rien passé.

Et que pouvait-il donc se passer ? Elle avait l'impression d'attendre, avec impatience, un événement important.

Comme si ce n'était pas déjà suffisant d'avoir à s'organiser dans des conditions aussi précaires ! On y arrivait cependant, avec de la bonne volonté. « Les récriminations de Mme Manigault finissent par ne pas causer plus d'effet, disait irrévérencieusement maître Mercelot, que des litanies papistes ». Les enfants, eux, étaient distraits par la seule vie de la mer et l'inconfort les gênait peu. Les pasteurs avaient organisé des exercices religieux qui obligeaient les émigrants à se réunir, entre eux, à certaines heures. Si le temps le permettait, la dernière lecture de la Bible avait lieu sur le pont, sous les yeux de l'étrange équipage.

– Nous devons montrer à ces hommes sans foi ni loi l'idéal qui nous habite et que nous devons transporter avec nous intact, disait le pasteur Beaucaire.

Habitué à sonder les âmes, le vieil homme sentait, sans le dire, sa petite communauté menacée d'un péril intérieur peut-être plus grave que celui d'emprisonnement et de mort qu'ils avaient encouru à La Rochelle. Les bourgeois et artisans, pour la plupart cossus et solidement ancrés entre les murs de leur ville, en avaient été arrachés trop brusquement. La rupture cruelle mettait les cœurs à nu. Les regards même avaient changé. Lors des dernières prières, Angélique s'asseyait un peu à l'écart, Honorine sur les genoux. Les paroles du Livre saint lui parvenaient dans la nuit : « Il y a un temps pour tout, un temps pour toutes choses sous les deux... un temps pour tuer et un temps pour guérir... un temps pour haïr et un temps pour aimer... »

Et quand reviendrait-il, le temps d'aimer ? Or il ne se passait rien. Et Angélique attendait quelque chose. Elle n'avait pas revu le Rescator depuis le premier soir de leur embarquement au cours duquel elle avait si longuement médité sur les sentiments divers qu'il lui inspirait. Après avoir décidé qu'elle devait se méfier de lui et d'elle-même, elle aurait dû se féliciter de sa disparition. En fait, elle s'en trouvait inquiète. On ne le voyait pour ainsi dire plus. Lorsque les passagers, à certaines heures, émergeaient de l'entrepont pour la promenade, il arrivait qu'on aperçût, au loin, sur le château arrière la silhouette du maître, l'envol de son manteau sombre dans lequel s'engouffrait le vent.

Mais il n'intervenait plus dans leurs affaires, et à peine, semblait-il, dans la marche du navire. C'était le capitaine Jason qui, du haut de la dunette, clamait ses ordres dans le porte-voix de cuivre. Marin excellent, mais lui-même taciturne et peu sociable, il ne s'intéressait guère à la cargaison de Huguenots embarquée, sans doute, contre son propre assentiment. Quand il ne portait pas de masque, il montrait un visage rude et froid qui décourageait de l'aborder. Et, pourtant, chaque jour, Angélique était chargée de s'entremettre, au nom de ses compagnons, pour mettre au point certains détails. Où pouvait-on faire la lessive ? Avec quelle eau ?... Car la ration d'eau douce était réservée à la boisson. Il fallait donc se contenter de l'eau de mer. Premier drame imprévu pour les ménagères... car le linge n'était pas blanc et demeurait poisseux. À quelles heures pouvait-on venir sur le pont sans gêner les manœuvres ?... etc. Par contre, Nicolas Perrot, l'homme au bonnet de fourrure, lui fut d'un plus précieux recours. Il ne paraissait pas avoir dans l'équipage un rôle bien défini. On le voyait plus souvent rôdant et fumant sa pipe. Puis il s'enfermait de longues heures avec le Rescator. Par lui, Angélique put faire parvenir leurs revendications à qui de droit et il se chargeait de transmettre les réponses, en atténuant ce qu'elles avaient de déplaisant, car c'était un homme aimable et bon enfant. Ainsi, il y eut un tollé général dans la cale des passagers lorsque, le cinquième jour, les cuisiniers apportèrent, comme complément aux quartiers de viande salée, une mixture étrange et aigre, quelque peu nauséabonde, dont ils prétendaient que chacun devait manger. Manigault refusa une nourriture qui lui paraissait suspecte. Jusqu'ici l'ordinaire du bord avait été acceptable et suffisant. Mais si l'on commençait, dès maintenant, à leur faire ingurgiter de la pourriture, les enfants tomberaient malades et le voyage à peine commencé s'achèverait sur des deuils cruels. Mieux valait se contenter de viande salée et du maigre morceau de biscuit distribué, la nourriture habituelle des marins.

À la suite de ce refus, le quartier-maître vint leur crier qu'ils devaient manger de la « sauercraute », sinon on les y forcerait en les tenant par les mains et par les pieds. C'était une sorte de gnome, à la nationalité indéfinissable, qui avait dû être forgé pour le dur métier de la mer quelque part dans le nord de l'Europe : Écosse, Hollande, ou Baltique. Il parlait un mélange d'anglais, de français et de hollandais, et malgré la connaissance de ces langues par les marchands rochelais, il fut à peu près impossible de s'entendre avec lui. Angélique, une fois de plus, s'ouvrit de ses ennuis au brave Nicolas Perrot, en définitive le seul être abordable du Gouldsboro. Celui-ci la rassura et l'encouragea à suivre les directives du quartier-maître ; d'ailleurs elles ne faisaient que répéter les ordres du Rescator lui-même.