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– Non, fit Angélique en serrant sa mante autour d'elle.

– Non ?

Il s'approcha d'elle avec une nonchalance feinte. Elle lui trouvait une démarche lourde, implacable. Malgré une apparence déliée qui le différenciait du raide hidalgo, c'était un homme d'acier. Parfois on l'oubliait. Il pouvait amuser, distraire. Puis on découvrait cette force infaillible et il faisait peur.

À ce moment, Angélique savait que toute son énergie physique et morale ne lui servirait de rien.

– Ne faites pas cela, dit-elle, précipitamment, c'est impossible ! Vous qui respectez les lois de l'Islam, rappelez-vous qu'on ne doit pas prendre la femme d'un homme vivant. J'ai engagé ma foi envers l'un de mes compagnons. Nous devons nous marier... dans quelques jours : sur ce navire même.

Elle disait n'importe quoi. Il fallait dresser un mur à la hâte. Contre toute attente, son aveu parut porter.

Le pirate s'arrêta net.

– Un de vos compagnons, dites-vous ? Le blessé ?

– Ou... oui.

– Celui qui sait ?

– Qui sait quoi ?

– Que vous êtes marquée à la fleur de lys ?

– Oui, lui.

– Mordious ! Pour un calviniste, il ne manque pas de courage ! S'affubler d'une p... de votre espèce !

L'éclat la laissa saisie. Elle s'attendait à ce qu'il accueillît son annonce avec cynisme. Or il paraissait touché.

« C'est parce que j'ai parlé des lois de l'Islam qui doivent lui être chères », se dit-elle. Comme s'il avait lu sa pensée, il lui jeta avec violence.

– Je n'attache pas plus d'importance aux lois de l'Islam qu'à celles des pays chrétiens dont vous venez.

– Vous êtes impie, fit Angélique effrayée. Ne disiez-vous pas, tout à l'heure, que nous avions été sauvés de la tempête grâce à Dieu ?

– Le dieu auquel je rends grâce n'a, je pense, qu'un rapport lointain avec le dieu complice des injustices et des cruautés de votre monde... Le Vieux Monde vermoulu, appuya-t-il avec rancœur.

Cette diatribe ne lui ressemblait guère. « Je l'ai touché », se redit Angélique. Elle en était stupéfaite comme un David qui vient d'abattre inopinément un Goliath avec une simple fronde de pacotille.

Elle le regarda se rasseoir pesamment, près de la table et prendre, dans le coffret, un lourd collier de perles qu'il fit glisser distraitement entre ses doigts.

– Vous le connaissez depuis longtemps ?

– Qui cela ?

– Votre futur époux.

Le sarcasme nuançait à nouveau sa voix :

– Oui... depuis longtemps.

– Des années ?

– Des années, répondit-elle, dédiant un souvenir au cavalier protestant qui l'avait charitablement secourue, sur la route de Charenton, alors qu'elle cherchait les bohémiens qui avaient volé son petit Cantor.

– C'est le père de votre fille ?

– Non.

– Même pas !

Le Rescator eut un rire insultant.

– Vous le connaissez depuis des années, ce qui ne vous a pas empêchée d'aller vous faire faire un enfant par un bel amant aux cheveux roux ?

Elle ne comprenait même pas ce qu'il voulait dire. « Quel amant aux cheveux roux ? »

Puis le sang lui monta au visage et elle eut de la peine à demeurer maîtresse d'elle-même. Ses yeux lancèrent des éclairs.

– Vous n'avez pas le droit de me parler sur ce ton. Vous ignorez tout de ma vie. Les circonstances dans lesquelles j'ai connu maître Berne. Celles dans lesquelles j'ai eu ma fille. De quel droit m'insultez-vous ? De quel droit m'interrogez-vous comme... comme un policier ?...

– J'ai tous les droits sur vous.

Il dit cela sans passion, d'un ton morne, mais qui lui parut plus redoutable que des menaces.

« J'ai tous les droits sur vous ».

Cela sonnait l'inéluctable. Et elle était d'autant moins tentée de prendre ces paroles à la légère qu'elle ressentait son emprise.

« Mais je lui échapperai... maître Berne me défendra ! »

Et elle regarda autour d'elle avec l'impression irréelle de se trouver hors du monde, hors du temps.

Chapitre 6

Le jour blanchâtre n'était pas parvenu à percer entièrement les verrières épaisses. La pièce baignait dans un clair-obscur qui avait rendu tour à tour mystérieux ou sinistre leur entretien. Maintenant que le Rescator était éloigné d'Angélique, elle lui trouvait une allure de sombre fantôme avec, pour seule clarté, ses mains entre lesquelles repassait le fil lumineux du collier de perles.

Ce fut alors qu'elle sut pourquoi il lui avait paru aujourd'hui différent. Il avait fait couper sa barbe. C'était lui et c'était un autre. Son cœur sombra comme l'autre soir quand elle avait cru comprendre une vérité insensée. Et sans se la formuler, elle fut reprise de la crainte de se trouver là, avec un homme qu'elle ne comprenait pas et qui avait sur elle un pouvoir envoûtant. Par cet homme lui viendraient des souffrances sans nom.

Elle regarda vers la porte d'un air traqué :

– Maintenant, laissez-moi partir, fit-elle tout bas.

Il ne parut point l'entendre, puis il releva la tête.

– Angélique.

Sa voix étouffée était l'écho d'une autre voix.

– Comme vous êtes loin !... Plus jamais il ne me sera possible de vous atteindre.

Elle demeurait immobile, les yeux dilatés. Pourquoi lui parlait-il sur ce ton bas et triste ? Un grand vide se faisait en elle. Ses pieds étaient cloués au tapis. Elle aurait voulu courir vers la porte pour échapper aux sortilèges qu'il allait déchaîner contre elle, mais ne le pouvait pas.

– Je vous en prie, laissez-moi partir, supplia-t-elle, encore. Il faut pourtant faire cesser cette situation ridicule. Je voulais vous parler dans cette intention ce matin. Et puis nos propos se sont égarés. Et, désormais, la situation est plus ridicule encore.

– Je ne vous comprends pas... Je ne comprends rien à ce que vous me dites.

– Et l'on parle de l'intuition des femmes, de la voix du cœur. Que sais-je ?... Le moins qu'on puisse constater c'est que vous en êtes totalement dépourvue... Allons donc au fait. Madame du Plessis, quand vous êtes venue à Candie, certains prétendaient que vous vous étiez embarquée dans ce voyage pour affaires, d'autres pour rejoindre un amant. D'autres enfin, que vous recherchiez l'un de vos maris. Quelle est la version exacte ?

– Pourquoi me demandez-vous cela ?

– Oh ! répondez, fit-il avec impatience. Décidément, vous vous battrez jusqu'au bout. Vous êtes morte d'appréhension mais il faut encore que vous teniez tête. Que redoutez-vous d'apprendre par mes questions ?

– Je l'ignore moi-même.

– Réponse peu digne de votre sang-froid habituel et qui prouve par contre que vous commencez à soupçonner où je veux en venir... Madame du Plessis, ce mari que vous recherchiez, l'avez-vous retrouvé ?

Elle secoua négativement la tête, incapable de proférer un son.

– Non ?... Et pourtant, moi, le Rescator, qui connaissais tous et toutes en Méditerranée, je peux vous affirmer qu'il vous a approchée de très près.

Angélique sentit ses os se liquéfier, son corps se dissoudre. Elle cria, sans presque en avoir conscience :

– Non, non, ce n'est pas vrai... C'est impossible ! S'il m'avait approchée je l'aurais reconnu entre mille !...

– Eh bien, c'est ce qui vous trompe ! Car, voyez plutôt.

Chapitre 7

Le Rescator avait porté les mains à sa nuque.

Avant qu'Angélique eût compris le sens du geste qu'il ébauchait, le masque de cuir était sur les genoux du pirate et il tournait vers elle un visage nu. Elle eut un cri de terreur et se voila les yeux des deux mains. Elle se rappelait ce qu'on racontait en Méditerranée sur le pirate masqué, qu'il avait eu le nez tranché. La peur de découvrir cette face camarde domina son premier mouvement.