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Il lui paraissait soudain très proche, lui appartenant un peu, et son inquiétude redoubla tandis qu'elle posait doucement la main sur lui.

– N'a-t-il pas bougé ou parlé, depuis qu'on l'a porté là ?

– Non. Pourtant ses blessures ne nous paraissaient pas graves. Un coup de sabre qui a entamé les chairs de l'épaule et du sein gauche. Les plaies saignent peu.

– Il faut faire quelque chose.

– Mais que faire ? protesta derechef la voix acide du médecin Albert Parry, je n'ai rien à ma disposition, ni purgatif, ni clystère, ni apothicaire à proximité pour y envoyer chercher des plantes.

– Vous auriez pu au moins emporter en voyage votre propre trousse, maître Parry, dit Abigaël, avec une véhémence qu'on ne lui connaissait pas. Ce n'était pas si encombrant.

– Co... comment, suffoqua l'homme de l'art, me reprocher d'avoir laissé mes instruments, alors qu'on m'a tiré du lit sans explications et poussé jusqu'à ce navire, quasiment en chemise et bonnet de nuit, sans que j'aie eu le temps même de me frotter les yeux. Et puis d'ailleurs, dans le cas de Berne, je ne peux pas grand-chose. Je ne suis pas chirurgien après tout.

Laurier supplia, cramponné à Angélique.

– Est-ce que mon père va mourir ?

De partout des mains la serraient, qui étaient peut-être celles de Séverine ou d'Honorine ou de Martial, ou d'autres mères, anxieuses devant leur dénuement.

– Les enfants ont soif, répétait Mme Carrère comme un leitmotiv.

Heureusement, ils n'avaient pas trop faim, le boulanger ayant généreusement distribué sa provision de pain et de brioches, qu'à la différence du docteur il avait eu le sang-froid d'emporter, et que sa course sur la lande ne lui avait pas fait lâcher.

– Si ces forbans ne nous apportent pas de la lumière, le défonce la porte, clama soudain Manigault, debout, quelque part dans l'obscurité.

Comme s'ils n'avaient attendu que cette voix tonitruante pour se manifester, des matelots parurent dans l'éclat de trois grosses lanternes qu'ils allèrent attacher aux deux extrémités et au milieu de la batterie, puis ils revinrent sur le seuil reprendre et transporter un baquet d'où montait une odeur appétissante et un seau rempli de lait. C'étaient les deux hommes d'origine maltaise qui avaient déjà servi d'escorteurs à Angélique. Malgré l'aspect assez sauvage que leur teint olivâtre et leurs yeux de braise pouvaient leur conférer, elle avait compris que c'étaient de braves gens... dans la mesure où n'importe quel membre d'un équipage de pirates pouvait appartenir à une telle catégorie. Ils montrèrent le taquet de soupe aux passagers d'un air fort engageant.

– Et comment voulez-vous que nous la mangions ?... cria Mme Manigault d'une voix aiguë, nous prenez-vous pour des pourceaux à laper tous notre pâtée dans la même auge ?... Nous ne possédons même pas une assiette !...

Elle éclata en sanglots hystériques, tandis qu'elle pensait à ses belles faïences brisées dans le sable des dunes.

– Ah ! tout ça ne fait rien, dit Mme Carrère, bonne femme, on se débrouillera !

Mais elle était elle-même très dépourvue n'ayant à offrir qu'une unique tasse, fourrée par miracle au dernier moment dans son maigre baluchon. Angélique expliqua de son mieux la situation aux matelots en se servant du sabir méditerranéen dont elle se rappelait des bribes. Ils se grattèrent la tête avec embarras. Cette question d'écuelles et d'ustensiles allait poser un problème épineux à l'équipage. Ils partirent en disant toutefois qu'on allait s'arranger. Massés autour du baquet, les passagers épiloguèrent longuement sur son contenu.

– Du ragoût avec des légumes...

– De la nourriture fraîche, en tout cas.

– Nous n'en sommes donc pas encore au biscuit et à la viande salée, si habituels en mer.

– C'est qu'ils ont dû piller tout cela à terre. J'ai entendu grogner des porcs et bêler une chèvre dans la cale au-dessous de nous.

– Non. Ils nous les ont achetées, les bêtes, leur prix de bons écus sonnants et trébuchants. On a fait de bonnes affaires avec eux.

– Qui parle ainsi ? demanda Manigault lorsque cette dernière explication, donnée en patois charentais, parvint à son entendement.

À la lueur nouvelle des lanternes, il découvrit des figures inconnues : deux maigres paysans aux longs cheveux et leurs femmes auxquelles s'accrochaient une demi-douzaine de rejetons dépenaillés.

– Mais d'où sortez-vous, vous autres ?

– Nous sommes des Huguenots du hameau de Saint-Maurice.

– Et qu'est-ce que vous f... ici ?

– Ben dame ! quand tout l'monde a couru vers la falaise, nous on a couru aussi. Et pis après on s'est dit : puisque tout le monde embarque, embarquons. Croyez-vous qu'on avait envie de tomber entre les mains des dragons du Roi ? Probable qu'ils auraient passé leur mauvaise humeur sur nous... Surtout quand ils se seraient aperçus qu'on avait eu commerce avec les pirates. Et qu'est-ce qu'on laissait derrière nous au fond ? Pas grand-chose, puisqu'on leur avait vendu notre dernière chèvre et nos derniers porcs... Alors ?

– Nous étions bien assez nombreux comme cela, dit Manigault furieux. Encore des bouches inutiles à nourrir.

– Pour l'instant, mon cher monsieur, dit Angélique, je vous ferai remarquer que ce n'est pas à vous que ce souci incombe et, même, indirectement, que c'est bien à ces paysans que vous devez votre soupe du soir puisque c'est sans doute les morceaux d'un de leurs porcs qui ont servi à sa confection.

– Mais quand nous serons aux Iles...

Le pasteur Beaucaire intervint :

– Des paysans qui savent retourner la terre et s'occuper des bêtes ne sont jamais à charge dans une colonie d'émigrants. Mes frères, soyez les bien venus parmi nous.

L'incident fut clos et le cercle s'ouvrit pour faire place aux pauvres gens. Pour chacun, cette première soirée sur un navire inconnu, qui les emmenait vers leur destinée, avait quelque chose d'irréel. Hier encore, ils s'endormaient dans leur demeure, riche pour les uns, misérable pour les autres. L'angoisse de leur sort faisait alors trêve car les projets de départ les avaient apaisés. Le sacrifice consenti, ils mettraient tout en œuvre pour qu'il fût accompli avec le maximum de sécurité et de confort. Et voici, maintenant, qu'ils se retrouvaient ballottés dans la nuit de l'océan, coupés de toutes leurs attaches, presque anonymes comme les âmes des damnés dans la barque de Caron. Cette comparaison venait à l'esprit des hommes, car ils étaient pour la plupart fort lettrés et c'est pourquoi ils regardaient d'un air lugubre la soupe clapoter doucement dans le baquet, aux mouvements du roulis. Les femmes avaient autre chose à faire que de s'attarder aux réminiscences du poème de Dante. En l'absence d'écuelles individuelles, elles se repassaient l'unique tasse de Mme Carrère et faisaient boire le lait aux enfants à tour de rôle. L'opération n'allait pas sans mal, à cause du balancement du navire qui s'accentuait avec la nuit venue. Les enfants riaient de se voir éclaboussés mais les mères grondaient. Elles n'avaient guère de vêtements de rechange et où pourrait-on faire des lessives sur ce bateau ? Chaque instant apportait son cortège de renoncements et de douleurs. Au cœur des ménagères saignait le regret de leurs belles provisions de cendre et de pains de savons dans les buanderies abandonnées, de leurs brosses de toutes tailles – comment laver sans brosse ? – La boulangère se dérida en se souvenant qu'elle avait emporté la sienne. Elle promena un regard triomphant sur ses voisines déprimées.