Une pareille manifestation d'indulgence était la pire insulte qu'elle pût recevoir. Qu'il pût envisager de la voir mariée à un autre, c'était exprimer, on ne peut plus clairement, qu'il ne tenait plus à elle, mais aussi qu'il envisageait, le cœur léger, une véritable hérésie. Il était devenu un pécheur endurci et inconscient. C'était inconcevable ! Il perdait la raison ou bien c'était elle !
Sous l'humiliation, elle perdit son attitude égarée. Elle se redressa et lui jeta un regard plein de hauteur étreignant machinalement la main à laquelle jadis elle avait porté son anneau de mariage.
– Monsieur, vos paroles sont, pour moi, dénuées de sens. Quinze années ont pu s'écouler, mais, puisque vous êtes vivant, il n'en demeure pas moins que je reste votre femme aux yeux de Dieu, sinon des hommes.
Une fugitive émotion crispa les traits du Rescator. Sous les traits de la femme qu'il se refusait à reconnaître comme sienne, il avait vu reparaître la jeune fille de noble race, raidie, qu'il avait accueillie dans son palais de Toulouse.
Mais plus encore, l'image qu'elle venait de lui offrir dans une sorte de vision fulgurante, c'était celle de la grande dame qu'elle avait dû être... à Versailles. « La plus belle de toutes les dames, lui avait-on dit, plus reine que la Reine elle-même. »
En un éclair, il la dépouillait de ses vêtements lourds et grossiers et l'imaginait dans sa splendeur, avec son dos de neige sous la lumière des lustres, ses épaules parfaites supportant le poids des bijoux, tandis qu'elle se redressait de ce même mouvement souple et invincible.
*****
Et cela c'était insoutenable.
Il se leva car, malgré sa volonté de demeurer impassible, la tension de la scène l'atteignait dans toutes ses fibres.
Ce fut pourtant la même expression dure et indéchiffrable qu'il tourna vers Angélique après un long silence.
– C'est exact, concéda-t-il. Vous êtes bien, en effet, la seule femme que j'aie jamais épousée. En quoi certes vous ne m'avez guère imité, si j'en crois mes renseignements, j'ai été très vite remplacé.
– Je vous croyais mort.
– Plessis-Bellière, fit-il, comme s'il cherchait à se souvenir. Pour ma part, j'ai toujours assez bonne mémoire, et je me souviens que vous m'aviez entretenu de ce petit cousin, d'une beauté réputée, dont vous étiez tant soit peu amoureuse déjà. Quelle excellente occasion donc, une fois débarrassée de ce mari imposé par votre père, bancal et malchanceux par surcroît, de réaliser un rêve longtemps caressé en secret !
Angélique porta ses deux mains jointes contre sa bouche en un geste incrédule.
– Est-ce là tout ce que vous avez cru du sentiment d'amour que je vous ai voué, fit-elle douloureusement.
– Vous étiez très jeune... Je vous ai distraite, pendant un temps. Et je reconnais qu'on ne pouvait trouver plus charmante épouse. Mais je n'ai jamais songé, même en ce temps-là, que vous étiez faite pour la fidélité... Laissons cela... Analyser le passé me semble bien inutile. Essayer de le faire revivre, une tâche bien vaine. Cependant, ainsi que vous venez de me le faire remarquer, vous demeurez encore ma femme et à ce titre j'aurai des questions à vous poser qui intéressent encore d'autres que nous et dont l'importance dépasse la nôtre propre...
Les noirs sourcils se rapprochèrent, assombrissant les yeux qui pouvaient paraître presque dorés lorsque la gaieté, même feinte, les éclairait. Mais la colère ou le soupçon les rendait ténébreux et perçants.
D'instant en instant, Angélique reconnaissait les jeux d'une physionomie qui l'avait tant fascinée jadis. « Ah ! c'est lui ! c'est bien lui », se disait-elle, défaillante sous la révélation et ne sachant si c'était de désespoir ou de joie.
– Qu'avez-vous fait de mes fils ? Et où sont-ils donc ?
Elle répéta, comme si elle tombait des nues :
– Vos fils ?
– Je me suis exprimé pourtant clairement, il me semble. Oui, mes fils. Les vôtres aussi ! Ceux dont je suis le père évidemment. L'aîné, Florimond, qui est né à Toulouse, au Palais du Gai-Savoir. Le second, que je n'ai pas connu mais dont j'ai appris l'existence : Cantor. Où sont-ils ? Où les avez-vous laissés ? Je ne sais pourquoi, je m'imaginais vaguement que je les trouverais parmi ces gens pourchassés que vous me demandiez d'embarquer. Une mère essayant de soustraire ses fils à un injuste sort, voici un rôle dont je vous aurais certainement su quelque gré. Mais aucun des jeunes garçons embarqués ne peut être l'un d'eux. Et d'ailleurs, vous ne semblez préoccupée que de votre fille. Où sont-ils ? Pourquoi ne les avez-vous pas emmenés avec vous ? À qui les avez-vous laissés ? Qui se préoccupe d'eux ?...
Chapitre 9
Répondre était crucifiant. Les mots ratifieraient l'absence des deux joyeux petits garçons à jamais disparus. C'est pour eux qu'elle avait peiné, qu'elle avait souffert. Elle les avait voulus à l'abri du besoin, réhabilités. Elle les avait rêvés grands, beaux, assurés, brillants. Elle ne les verrait jamais grandir. Eux aussi l'avaient quittée. Elle dit avec difficulté :
– Florimond est parti il y a longtemps... Il avait treize ans alors. Je n'ai jamais su ce qu'il était devenu. Cantor... est mort, à l'âge de neuf ans.
Sa voix sans inflexions pouvait paraître indifférente.
– J'attendais votre réponse. Je m'en doutais. C'est cela que je ne vous pardonnerai jamais, dit le Rescator, la mâchoire serrée de fureur, votre indifférence à l'égard de mes fils. Ils vous rappelaient une période que vous désiriez oublier. Vous les écartiez. Vous couriez à vos plaisirs, vos amours. Et maintenant vous avouez sans émoi que de celui même qui est probablement de meure vivant, vous ne savez rien ? Je vous aurais peut-être beaucoup pardonné mais cela, non. Jamais !
Angélique demeura comme assommée puis elle bondit devant lui, dressée, blême. De toutes les accusations qu'il avait portées contre elle, celle-ci était de loin la plus odieuse, la plus injuste. Il lui avait reproché de l'avoir oublié et c'était faux, de l'avoir trahi, et c'était hélas, en partie vrai. De ne l'avoir jamais aimé, et c'était monstrueux. Mais elle ne supporterait pas de passer pour une mauvaise mère alors qu'elle avait eu parfois l'impression de donner son sang pour ses fils. Elle n'avait peut-être pas été une mère très affectueuse et toujours présente, mais Florimond et Cantor étaient sans cesse demeurés au centre de son cœur... Avec lui... Lui qui, aujourd'hui, osait lui lancer des reproches à la tête, alors que pendant des années il s'était promené sur les mers sans se soucier ni d'elle, ni de ses enfants dont il paraissait si subitement anxieux. Était-ce lui qui les avait tirés de la misère où sa chute avait précipité les innocents ? Elle allait lui demander par la faute de qui le fier petit Florimond avait toujours été un enfant sans nom, sans titres, plus déclassé qu'un bâtard ? Elle allait lui dire dans quelles circonstances Cantor était mort. Par sa faute à lui ! Oui, par sa faute. Car c'était son navire de pirate qui avait coulé la galère française sur laquelle était embarqué le jeune page du duc de Vivonne.