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Elle suffoquait de révolte et de souffrance. Comme elle ouvrait la bouche pour parler, une lame plus longue soulevant le navire la fit trébucher. Elle se retint à la table. Elle n'avait pas le pied aussi solide que le Rescator qui, lui, semblait rivé au plancher.

Ce court moment de répit avait suffi à Angélique pour retenir les mots irrémédiables qui allaient jaillir. Pouvait-elle annoncer à un père qu'il était responsable de la mort de son enfant ? Le sort ne s'était-il pas déjà acharné sur Joffrey de Peyrac ? On avait voulu le tuer, on l'avait dépouillé de ses biens, on l'avait banni, on en avait fait un errant, sans autres droits que ceux qu'il pouvait conquérir par son épée.

Qu'il fût, à la fin, devenu un autre homme, forgé par l'implacable loi de ceux qui doivent tuer pour ne pas être tués, comment s'en indigner aujourd'hui ? C'était elle, Angélique, qui était d'une naïveté à pleurer d'avoir pu rêver le contraire. La dure réalité obéissait à d'autres exigences. Dans ce désastre, à quoi servirait donc d'y ajouter encore, en lui révélant qu'il avait fait périr leur enfant ?

Non, elle ne lui dirait pas cela. Non, jamais ! Mais elle lui révélerait pêle-mêle ce qu'il semblait vouloir ignorer. Ses larmes, ses terreurs de très jeune femme, jetée sans expérience au grand vent de la misère et de l'abandon. Elle ne lui dirait pas comment Cantor était mort, mais comment il était né : au soir du bûcher de la Place de Grève et comment elle avait été une malheureuse, poussant dans les rues glacées de Paris une brouette d'où surgissaient, bleuis de froid, les petits visages ronds de ses fils.

Alors, peut-être qu'il comprendrait. Il la jugeait mais c'était parce qu'il ignorait sa vie. Quand il saurait, est-ce qu'il pourrait demeurer insensible ? Les mots ne pourraient-ils ranimer l'étincelle qui couvait peut-être sous les cendres d'un cœur où s'étaient accumulées trop de ruines. Un cœur ravagé comme le sien.

Mais elle, au moins, demeurait capable d'amour. Alors elle tomberait à ses genoux, elle le supplierait. Elle lui dirait tous ces mots qui se pressaient sur ses lèvres. Qu'elle l'avait toujours aimé... Que, sans lui, elle n'avait été qu'attente, insatisfaction... N'était-elle pas partie follement à sa recherche, contre la volonté du Roi, ce qui l'avait entraînée dans des périls sans nom.

Alors elle vit que l'attention du Rescator s'était détournée d'elle. D'un air intrigué il surveillait la porte du salon qui s'entrouvrait doucement, doucement... C'était inaccoutumé. Le Maure faisait bonne garde. Qui pouvait se permettre d'entrer, sans être annoncé, dans les appartements du grand maître ? Le vent ou la brume ?

Un souffle glacial s'engouffra poussant une écharpe de brouillard qui s effilocha au contact de la chaleur. De ce voile impalpable une petite apparition surgit : bonnet de satin vert pomme, chevelure de feu. Les deux notes colorées brillaient avec une particulière intensité sur le fond grisâtre du dehors. Derrière elle, la sentinelle barbaresque tendait sa face emmitouflée que le froid jaunissait.

– Pourquoi l'as-tu laissée entrer ? demanda le Rescator en arabe.

– L'enfant cherchait sa mère. Honorine s'était précipitée vers Angélique.

– Maman, où étais-tu ? Maman, viens !

Angélique la voyait mal. Elle regardait d'un air hébété le rond visage levé vers elle, les yeux noirs obliques et sagaces. L'apparence étrangère de sa fille lui était si frappante qu'un court instant les sentiments qu'elle avait éprouvés autrefois l'envahirent : horreur de cette existence qu'elle avait été contrainte d'enfanter, refus de la faire sienne, reniement de son propre sang qui, dans cette enfant, se mêlait à une source impure, révolte de ce qui avait été, honte brûlante.

– Maman, maman, toute la nuit tu étais partie. Maman !

L'enfant répétait avec insistance ce nom qu'elle employait pourtant rarement. L'instinct de revendication et de défense si farouche au cœur des enfants lui dictait le mot terrible, le seul qui pouvait lui ramener sa mère, l'arracher à cet homme noir qui l'avait appelée et enfermée dans son château plein de trésors.

– Maman, maman !

Honorine était là. Elle était le signe de tout l'impardonnable, le sceau posé sur la porte close d'un paradis perdu, comme jadis les scellés du Roi, sur les portes du Palais du Gai-Savoir, avaient signifié à jamais la fin d'un monde, d'une époque, d'un bonheur. Les images se confondaient devant les yeux d'Angélique.

Elle prit la main d'Honorine.

Joffrey de Peyrac regardait l'enfant. Il supputait son âge : trois ans ? Quatre ans ?... Ce n'était donc pas la fille du maréchal du Plessis. Alors, de qui ? À son demi-sourire ironique et méprisant, elle devinait ses pensées. Un amant de passage. « Un bel amant aux cheveux roux ! » On lui en prêtait tant à la belle marquise du Plessis, maîtresse du roi de France, veuve du comte de Peyrac. Et là encore elle ne pourrait jamais lui dire la vérité. Sa pudeur se rebellait à cette seule pensée. Avouer une telle souillure, c'aurait été comme lui découvrir une plaie honteuse et répugnante. Elle la garderait pour elle, toujours cachée, avec les cicatrices ineffaçables de son corps et de son cœur, la brûlure de sa jambe soignée par Colin Paturel, la mort du petit Charles-Henri...

Honorine, née d'un viol anonyme, payait pour les étreintes qu'Angélique avait acceptées ou recherchées.

Philippe, les baisers du Roi, la fruste et exaltante passion du pauvre Normand, prince des esclaves, les plaisirs grossiers et joyeux que savait lui prodiguer le policier Desgrez, ceux plus raffinés qu'elle avait goûtés avec le duc de Vivonne. Ah ! Encore elle oubliait Racoski !... et d'autres sans doute.

De si longues années écoulées... vécues. Par lui, par elle. On ne pouvait demander qu'elles s'effacent.

Il caressait son menton d'un geste machinal. Sa barbe récemment sacrifiée lui manquait visiblement.

– Avouez, ma chère, que la situation est embarrassante.

Comment pouvait-il continuer à ironiser alors qu'elle parvenait à peine à se tenir debout tant son cœur lui faisait mal.

– Pour avoir voulu l'éclaircir, je constate qu'elle n'en est que plus obscure... tout nous sépare.

– Viens, maman ! Mais viens donc, maman, répétait Honorine en tirant sur la jupe de sa mère.

– Vous ne tenez certainement plus à un rapprochement qui était il y a quelques heures bien éloigné de vos pensées, toutes occupées par un autre...

– Viens, maman !

– Oh ! tais-toi, dit Angélique avec l'impression que son cerveau allait éclater.

– Quant à moi...

Il jetait un regard dubitatif autour de lui, considérant la cabine où il s'était plu à rassembler des meubles de prix, des instruments de choix, le décor d'une existence variée, difficile et passionnante, où Angélique n'avait pas de place.

– ... Je suis un vieil aigle des mers habitué à la solitude. À part les brèves années conjugales que j'ai vécues jadis en votre charmante compagnie, les femmes n'ont jamais occupé dans ma vie qu'un rôle épisodique. Vous serez peut-être flattée de l'apprendre. Mais cela crée des goûts qui ne me disposent guère à me retrouver dans la peau d'un époux modèle. Ce navire n'est pas grand, mes appartements sont restreints... Je vous propose une chose. Le temps du voyage, ramassons les dés jetés et considérons la partie nulle.

– Nulle ?

– Demeurons à nos places respectives. Vous restez dame Angélique, parmi vos compagnons... et moi, je reste... chez moi.

Ainsi, il la reniait, la rejetait. Au fond, il ne saurait que faire d'elle à ses côtés. Alors il la renvoyait à ceux qui, ces derniers mois, étaient devenus les siens.

– Et vous ne me demanderiez pas, en plus, d'oublier la révélation que vous venez de me faire ? dit-elle sarcastique.