– Je l'épouserai, fit-il avec force, qu'importe qu'elle n'embrasse pas nos croyances ? Nous ne sommes pas des intolérants comme vous, les catholiques. Je la sais respectable, dévouée, vaillante... J'ignore, monseigneur, ce qu'elle a été pour vous, en quelles circonstances vous l'avez connue, vous, mais moi je sais ce qu'elle a été dans ma maison et pour les miens et cela me suffit !
La nostalgie le prenait des jours passés, avec la présence discrète et diligente de la servante qui, peu à peu, sans qu'on en eût conscience, avait illuminé leur vie. Il eût été surpris d'apprendre qu'il éveillait en son interlocuteur une souffrance très analogue à la sienne : « jalousie, regret. » Donc, le marchand connaissait d'elle un aspect qu'il ignorait, se disait Joffrey de Peyrac. Il était là pour lui rappeler qu'elle avait existé pour d'autres et qu'il l'avait perdue depuis des années.
– La connaissez-vous depuis longtemps ? demanda-t-il à voix haute.
– Non, à la vérité, pas plus d'une année.
Joffrey de Peyrac pensa qu'Angélique lui avait déjà menti sur ce point. Dans quel but ?
– Comment l'avez-vous connue, comment a-t-elle été amenée à entrer chez vous comme servante ?
– C'est mon affaire, répondit Berne avec humeur, et cela ne vous regarde pas, ajouta-t-il ayant senti que sa réponse atteignait l'homme masqué.
– L'aimez-vous ?
Le Huguenot demeura silencieux. La question le mettait en face d'horizons interdits. Il en était soudain choqué comme d'une impudeur. Le sourire moqueur de son adversaire accusait son malaise.
– Ah ! comme c'est dur pour un calviniste de prononcer le mot amour. Il vous écorcherait les lèvres.
– Monsieur, nous ne devons avoir d'amour que pour Dieu seul. Voilà pourquoi je ne prononcerai pas ce mot. Nos attachements terrestres n'en sont pas dignes. Dieu seul est au fond de nos cœurs.
– Mais la femme est au fond de nos entrailles, dit brutalement Joffrey de Peyrac. Tous nous la portons dans nos reins. Et contre cela nous ne pouvons rien, ni vous ni moi, maître Berne... calviniste ou pas.
Il se leva, repoussant l'escabeau avec impatience : penché vers le Huguenot, il dit avec colère :
– Non, vous ne l'aimez pas. Les hommes de votre espèce n'aiment pas les femmes. Ils les tolèrent. Il s'en servent et ils les désirent, ce n'est pas la même chose. Vous désirez cette femme, et c'est pourquoi vous voulez l'épouser afin d'être en règle avec votre conscience.
Gabriel Berne devint pourpre. Il essaya de se redresser, y réussit à demi :
– Les hommes de mon espèce n'ont pas à recevoir de leçons de la vôtre, celle d'un pirate, d'un bandit, pilleur d'épaves.
– Qu'en savez-vous ? Tout pirate que je suis, mes conseils pourraient ne pas être négligeables pour un homme qui s'apprête à épouser une femme que les rois vous envieraient. L'avez-vous seulement bien regardée, maître Berne ?
Ce dernier avait réussi à se mettre à genoux. Il s'appuyait à la paroi. Il tourna vers Joffrey de Peyrac un regard où la fièvre mettait une lueur de démence... Son esprit s'égarait.
– J'ai essayé d'oublier, dit-il, d'oublier ce premier soir où je l'avais vue avec tous ses cheveux sur les épaules... dans l'escalier... Je ne voulais pas l'offenser dans ma maison, j'ai jeûné, j'ai prié... Mais souvent je me suis levé, poussé par la tentation, et sachant qu'elle était sous mon toit, je ne pouvais même pas reposer en paix...
Il haletait, courbé en deux, moins sous l'effet de la douleur physique que sous l'humiliation de ses aveux et Peyrac le surveillait, surpris.
« Marchand, marchand, tu n'es pas si loin de moi, songeait-il. Moi aussi je me levais, au temps où cette chevrette sauvage me tenait la dragée haute et me condamnait sa porte. Certes, je ne priais pas et je ne jeûnais pas, mais je regardais tristement mon visage peu avenant dans un miroir en me traitant d'imbécile. »
– Oui, c'est dur de fléchir, murmura le Rescator comme se parlant à lui-même. Se découvrir seul et faible, en face d'éléments premiers : la Mer, la Solitude, la Femme... Quand vient l'heure de les affronter, on ne sait pas ce qu'il faut faire... Mais refuser le combat ? Impossible.
Berne était retombé sur sa paillasse. Il haletait et la sueur coulait le long de ses tempes. Les paroles prononcées avaient pour lui un son si nouveau qu'il doutait de la réalité de la scène. Dans cette cale puante et visqueuse, le personnage du Rescator allant et venant dans la lueur incertaine de la lampe, prenait plus que jamais l'apparence d'un mauvais ange. Lui, Berne, il se défendait comme Jacob.
– Vous parlez de ces choses d'une façon impie, fit-il en reprenant son souffle, comme si la femme était un élément, une entité.
– C'en est une. Il n'est pas bon de mépriser son pouvoir, ni de lui en accorder trop. La mer aussi est belle. Mais vous risquez de périr si vous négligez sa puissance et vous périrez également, si vous ne parvenez pas à la dompter.
« Une femme, voyez-vous, maître Berne, je commence toujours par m'incliner devant elle, jeune ou vieille, belle ou laide.
– Vous vous moquez de moi.
– Je vous confie mes secrets de séduction. Qu'en ferez-vous, monsieur le Huguenot ?
– Vous abusez de votre rang pour m'abaisser et m'insulter, éclata Berne haletant d'humiliation. Vous me méprisez parce que vous êtes ou avez été un seigneur de haut rang alors que moi je ne suis qu'un simple bourgeois.
– Détrompez-vous. Si vous preniez la peine de réfléchir avant de me haïr, vous vous apercevriez que je vous parle d'homme à homme, donc en égal. Et il y a longtemps que j'ai appris à ne considérer dans un personnage que la seule valeur humaine. Il n'y a entre vous et moi qu'une différence : j'ai sur vous l'avantage de savoir ce que veut dire : manquer de pain, manquer de tout, n'avoir pour seul bien qu'un faible souffle de vie. Vous, vous ne l'avez pas encore appris. Aucun doute, vous l'apprendrez. Quant aux insultes, vous ne vous en êtes pas privé vis-à-vis de moi : bandit, pilleur d'épaves...
– Bon. J'admets, dit Berne en respirant avec effort. Mais, pour l'heure, c'est vous qui avez la puissance et je suis en votre pouvoir. Qu'allez-vous faire de moi ?
– Vous n'êtes pas un adversaire facile, maître Berne et si je m'écoutais, je vous écarterais bonnement de ma route. Je vous laisserais pourrir ici, ou bien... vous connaissez les procédés des pirates auxquels vous m'assimilez ? La planche où l'on fait marcher les yeux bandés celui dont on veut se débarrasser. Mais il n'a jamais été dans mes principes de mettre toutes les chances de mon seul côté. La gageure me plaît. Je suis joueur. Je reconnais que cela m'a parfois coûté très cher. Pourtant, cette fois encore, jetons les dés. Nous avons encore plusieurs semaines de navigation. Je vais vous rendre votre liberté. Convenons qu'arrivés au but de notre voyage, nous demanderons à dame Angélique de choisir entre vous et moi. Si elle va vers vous, je vous l'abandonne... Pourquoi cette moue dubitative ? Vous semblez peu sûr de votre victoire.
– Depuis Ève, les femmes se laissent toujours attirer par le mal.
– Vous semblez tenir en piètre estime celle même que vous souhaitez pour épouse. Croyezvous négligeables les armes dont vous disposez pour la conquérir... telles que la prière, le jeûne, que sais-je ?... l'attrait de la vie honnête que vous lui offrez à vos côtés... Même en ces terres étrangères où nous nous rendons, la respectabilité a son prix... Dame Angélique peut y être sensible.