Le capitaine parlait d'une voix moqueuse. Le Protestant était au supplice. Les sarcasmes du Rescator l'obligeaient de sonder à fond son propre cœur et il s'effrayait à l'avance d'y découvrir le doute. Car maintenant, il doutait de lui-même, d'Angélique, de la valeur des qualités qu'il lui apporterait pour compenser l'infernal pouvoir de celui qui lui jetait le gant.
– Tenez-vous tout cela pour peu de poids dans la conquête d'une femme ? fit-il amer.
– Peut-être... Mais vous n'êtes pas aussi mal loti que vous le croyez, maître Berne, car vous possédez d'autres armes...
– Lesquelles ? interrogea le prisonnier avec un air d'anxiété qui le rendait sympathique.
Le Rescator l'observait. Il pensait qu'une fois de plus, il était en train de commettre l'imprudence de compliquer à plaisir la partie engagée et qui comptait beaucoup pour lui. Mais pourrait-il jamais savoir ce qu'était réellement Angélique, ce qu'elle pensait, ce qu'elle voulait, si l'adversaire ne possédait pas l'usage libre de ses chances ? Il se pencha en souriant.
– Maître Berne, sachez qu'un homme blessé qui trouve le moyen de défoncer une porte pour arracher sa bien-aimée à un infâme suborneur et qui, jeté aux fers, conserve encore assez de... disons de tempérament pour ruer comme un taureau à sa seule évocation, est un homme qui possède, à mon sens, les meilleurs atouts pour fixer l'inconstance féminine. Le sceau de la chair, voici le principal atout de notre pouvoir sur une femme... sur n'importe quelle femme... Vous êtes un homme, Berne, un vrai, un bon mâle, et c'est pourquoi je ne vous abandonne pas de gaieté de cœur, je le confesse, le droit de jouer votre partie.
– Taisez-vous, hurla le Rochelais soudain hors de lui et qui, sous l'effet de l'indignation, avait réussi à se mettre debout. Il tirait sur ses chaînes, à croire qu'il allait les briser. Ne savez-vous pas qu'il a été écrit : « Toute chair est comme l'herbe et tout son éclat comme la fleur des champs. L'herbe sèche, la fleur tombe, quand le vent de l'Êternel souffle dessus... »
– Possible... Mais, avouez que tant que l'Éternel n'a pas soufflé dessus, la fleur est encore bien désirable.
– Si j'étais papiste, dit Berne, à bout, je me signerais car vous êtes possédé du démon.
La lourde porte se refermait déjà. Il entendit décroître le pas de son tourmenteur et l'écho des voix qui parlaient en arabe s'éteignit. Au bout d'un instant, il glissa et retomba lourdement sur sa paillasse. En quelques jours, il lui semblait avoir franchi un passage semblable à la mort. Il entrait dans une autre vie où les valeurs anciennes n'avaient plus leur place. Que restait-il alors ?
Chapitre 12
Angélique avait regagné l'entrepont où logeaient les Protestants, dans un état voisin du somnambulisme. Elle se trouva assise dans le coin où elle avait rangé ses quelques affaires, près du canon bâché, sans s'être rendu compte qu'elle avait traversé le pont, Honorine à la main, descendant les raides échelles, se guidant à travers le brouillard, évitant les obstacles : rouleaux de cordes, baquets, pots de calfat, et les hommes d'équipage occupés à la toilette du navire. De tout cela, elle n'avait rien vu...
Elle était maintenant assise et elle ne comprenait pas non plus ce qu'elle faisait là.
– Dame Angélique ! Dame Angélique ! Où étiez-vous ?
Le visage futé du petit Laurier se tendait vers elle. Séverine passait son bras maigre autour de ses épaules.
– Répondez-nous.
Les enfants l'entouraient. Ils étaient tout emmitouflés de hardes misérables, de morceaux de jupes que leurs mères avaient déchirés pour les couvrir, de bouchons de paille qu'on avait glissés sous leurs vêtements. Leurs petits visages étaient blancs, le nez rougi. Par habitude, elle tendit les mains vers eux et les caressa.
– Vous avez froid ?
– Oh ! non, répondirent-ils allègrement.
Le petit Gédéon Carrère expliqua :
– Le bosco, ce nain de la mer, a dit qu'on ne pouvait pas avoir plus chaud aujourd'hui, sauf si on faisait flamber le navire, parce qu'on était près du pôle, mais que bientôt on allait redescendre plus au Sud.
Elle les écoutait sans les entendre.
Les adultes, eux, se tenaient à l'écart et la fixaient par moments de loin, certains avec horreur, d'autres avec pitié. Que signifiait sa longue absence de la nuit ? Son retour égaré confirmait, hélas, les bruits les plus horribles et les accusations que Gabriel Berne avait lui-même portées hier au soir contre le maître du navire.
« Ce bandit se croit sur nous tous les droits... sur nous, sur nos femmes... Mes frères, nous le savons maintenant, nous ne sommes pas sur la route des Iles... »
Et, comme Angélique ne revenait pas, il avait voulu partir à sa recherche. À sa grande fureur, il avait découvert la porte verrouillée. Et, malgré sa blessure, il avait entrepris de défoncer le vantail de bois épais, s'aidant d'un maillet, tout seul, il avait réussi à faire sauter une serrure. Voyant que rien ne le calmait, Manigault avait fini par lui donner un coup de main. Le vent glacé s'était engouffré dans la cale et les mères protestaient ne sachant comment protéger les petits.
Sur ces entrefaites, le quartier-maître écossais ou germanique avait surgi, vomissant des imprécations rocailleuses et Berne, solidement encadré par trois lascars, avait été happé vers les ténèbres. Depuis, on ne l'avait pas revu.
Deux charpentiers étaient venus placidement réparer la porte avant de les enfermer à nouveau. Le navire dansait dur. L'instinct avertit les femmes et les enfants que la nuit était pleine de dangers. Ils se blottirent les uns contre les autres et se tinrent cois, mais les hommes avaient longuement discuté de la conduite à tenir, s'il arrivait par hasard malheur à l'un de leurs compagnons, à maître Berne ou à sa servante. Voyant qu'Angélique s'adressait avec naturel aux enfants, Abigaël et la jeune boulangère, qui l'aimaient beaucoup, se décidèrent à s'approcher d'elle.
– Que vous a-t-il fait ? chuchota Abigaël.
– Qu'est-ce qu'il m'a fait ? répéta Angélique. Qui ça, IL ?
– Lui... le... le Rescator.
Le nom produisit une sorte de déclic dans la tête d'Angélique et elle porta ses deux mains à ses tempes en grimaçant de douleur.
– Lui ?... dit-elle. Mais il ne m'a rien fait du tout. Pourquoi me demandez-vous cela ?
Les pauvres filles demeurèrent muettes et fort gênées.
Angélique n'essayait même pas de comprendre la raison de leur désarroi. Une seule idée ne cessait de tourner dans sa tête : « Je l'ai retrouvé, et il ne m'a pas reconnue. Il ne m'a pas reconnue pour sienne, rectifiait-elle. Alors à quoi bon avoir tant rêvé, tant soupiré, tant espéré... C'est aujourd'hui que je suis veuve. »
Puis elle frissonnait.
« Tout cela est fou... C'est impossible... Je fais un cauchemar et je vais m'éveiller. »
L'armateur Manigault, poussé par sa femme, s'avança.
– Dame Angélique, il faut parler... Où est Gabriel Berne ?
Après l'avoir regardé, sans comprendre, elle protesta :
– Je n'en sais rien !
Il lui raconta l'incident de la nuit que son absence à elle, Angélique, avait provoqué.
– Berne a peut-être été jeté à la mer par ce pirate, dit l'avocat Carrère.
– Vous êtes fou !
Elle reprenait progressivement pied dans la réalité. Ainsi, tandis qu'elle dormait cette nuit,
chez le Rescator, Berne avait provoqué un esclandre pour venir à son secours. Le Rescator devait être au courant. Pourquoi ne lui en avait-il pas dit mot ? Il est vrai qu'ils avaient eu à parler de tant de choses.