« C'est même pire, encore, car je lui suis indifférente... »
Une atroce inquiétude la prit :
« Peut-être ai-je vieilli ?... C'est cela, j'ai dû vieillir subitement pendant ces dernières semaines, avec tous ces soucis épuisants qui ont précédé notre départ de La Rochelle. »
Elle contempla ses mains gercées, crevassées, des mains de vraie ménagère. De quoi horrifier le grand seigneur épicurien.
Angélique n'avait jamais attaché une importance démesurée à sa beauté. Certes, elle l'avait soignée et préservée en femme de goût, mais jamais la crainte d'en être privée ne l'avait effleurée. Ce don des dieux qu'on célébrait chez elle depuis l'enfance, lui semblait devoir durer toujours, aussi longtemps que sa vie. Pour la première fois, elle le sentait soudain périssable. Il lui fallait être rassurée.
– Abigaël, dit-elle en rejoignant son amie avec agitation, avez-vous un miroir ?
Oui, Abigaël en avait un. La vierge sage, pour laquelle décence et bonnet bien mis étaient vertus, avait seule pensé à se munir d'un accessoire que les coquettes avaient oublié. Elle le passa à Angélique qui s'y examina, avidement.
« Je sais bien que j'ai quelques cheveux blancs, mais il n'a pas pu les voir avec ma coiffe... sauf le premier soir où je me suis rendue sur le Gouldsboro, mais alors ils étaient tout mouillés, donc ça ne se distinguait pas ».
Elle était loin de la désinvolture avec laquelle elle s'était contemplée dans le miroir d'acier, quand il ne s'agissait pas de plaire au Rescator.
Elle passa un doigt sur ses pommettes. Est-ce que ses traits s'affaissaient ? Non. Ses joues étaient un peu trop creuses, mais la carnation chaude que lui donnait le grand air n'avait-elle pas été une des originalités de son teint qu'on admirait à Versailles et que Mme de Montespan jalousait ?...
Cependant, comment savoir ce que pouvait penser d'elle un homme qui la comparait dans son souvenir à une image d'adolescente.
« Aujourd'hui, j'ai tant vécu... La vie m'a forcément marquée »...
– Maman, trouve-moi un bâton, réclamait Honorine, l'homme au masque noir, c'est un grand loup-garou... ze vais le tuer !
– Tais-toi... Abigaël, parlez-moi franchement. Suis-je une femme dont on peut dire qu'elle est encore belle ?
Abigaël pliait des vêtements avec calme. Elle ne laissa pas transparaître à quel point le comportement d'Angélique lui semblait déconcertant. Ainsi, après sa disparition de la nuit qui pouvait laisser supposer qu'elle avait subi le pire, elle déclarait qu'il ne s'était rien passé mais elle demandait un miroir.
– Vous êtes la femme la plus belle que j'aie jamais vue, répondit la jeune fille d'un ton neutre, et vous le savez bien.
– Mais non, hélas, je ne le sais plus, soupira Angélique en laissant retomber son bras avec découragement.
– La preuve, c'est que tous les hommes sont attirés par vous, même ceux qui ne le savent pas, continua Abigaël. Ils veulent avoir votre avis, votre accord dans ce qu'ils entreprennent... un sourire de vous. Au moins cela. Il y en a qui vous veulent pour eux seuls. Le regard que vous accordez aux autres les fait souffrir. Avant que nous quittions La Rochelle, mon père disait souvent que ce serait un danger terrible pour nos âmes que de vous emmener avec nous... Il poussait maître Berne à vous épouser avant que nous entreprenions le voyage, afin que les disputes ne puissent surgir à votre propos...
Angélique n'écoutait qu'à demi ces paroles qui, en un autre moment, l'eussent troublée. Elle avait repris le petit miroir modeste.
– Je devrais me mettre un cataplasme de pétales d'amaryllis pour le teint...
Malheureusement, j'ai laissé toutes mes herbes à La Rochelle.
– ... Moi, ze vais le tuer, marmonnait Honorine, entre haut et bas.
*****
Les passagers, en rentrant, escortaient maître Berne. Deux matelots le soutenaient. On le porta jusqu'à sa couche. Il semblait faible, mais non abattu. Plutôt revigoré. Ses yeux lançaient des éclairs.
– Cet homme est le démon en personne, déclara-t-il à son entourage, dès que les gens du Gouldsboro se furent retirés, il m'a traité d'une façon indigne. Il m'a torturé...
– Torturé ?... Un blessé !... le lâche !
Les exclamations fusaient.
– Parlez-vous du Rescator ? demanda Mme Manigault.
– Mais de qui voulez-vous que je parle, dit Berne hors de lui. De ma vie je n'ai eu affaire à personnage aussi odieux. J'étais là, les fers aux pieds et aux mains, et il est venu me fouailler, me retourner sur le gril...
– Vous a-t-il vraiment torturé ? demanda Angélique en se glissant près de lui, les yeux agrandis d'effroi.
La pensée que Joffrey était désormais devenu un homme capable de toutes les cruautés achevait de la désespérer.
– Vous a-t-il vraiment torturé ?
– Moralement, veux-je dire ! Ah ! ne restez pas là, à me regarder ainsi, vous !
– Il a de nouveau la fièvre, chuchota Abigaël. Il faudrait le panser.
– Mais j'ai été pansé. Le vieux médecin de Barbarie est encore venu avec toutes ses drogues. Ils m'ont détaché et remonté à la surface... Personne n'aurait su mieux traiter un corps et plus démolir l'âme. Non, ne me touchez pas !
Il fermait les yeux pour ne plus voir Angélique.
– Laissez-moi, vous autres. Je vais dormir.
Ses amis s'écartèrent. Angélique resta à son chevet. Elle se sentait responsable de l'état dans lequel il se trouvait. Tout d'abord, par son absence involontaire, elle l'avait poussé à des gestes dangereux. Mal remis de ses plaies, de nouveau ensanglanté, il avait dû passer des heures dans des conditions insalubres, en bas, à fond de cale, et puis c'était finalement le Rescator – son mari – qui semblait l'avoir achevé. Qu'avaient-ils pu se dire, ces deux hommes si dissemblables ? Berne ne méritait pas qu'on le fît souffrir, songea-t-elle avec élan. Il l'avait accueillie, il avait été son ami, son conseiller, il l'avait protégée avec discrétion et elle avait pu se reposer, en paix, dans sa maison. C'était un homme juste et droit, d'une grande force morale. C'était à cause d'elle, Angélique, que la dignité austère derrière laquelle il contenait les violences de sa nature s'était rompue comme une digue sapée par la mer. Il avait tué pour elle...
Tandis qu'elle évoquait ces heures qui appartenaient à une autre existence, elle ne s'apercevait pas que Gabriel Berne avait rouvert les yeux. Il la regardait comme une vision, mal assuré de découvrir qu'elle avait, en si peu de temps, aveuglé tout son horizon. Au point qu'il se désintéressait de son propre sort, de savoir où ils allaient, et s'ils arriveraient jamais. Présentement, il ne voulait qu'une chose : arracher Angélique à l'influence démoniaque de l'Autre.
Elle avait pris toute la place en lui. Son être désormais vacant, privé de ce qui l'avait jusqu'alors rempli : son commerce, l'amour de sa ville, la défense de sa foi, découvrait avec frayeur les chemins de la passion.
La voix répétait en lui :
« C'est dur de fléchir... S'incliner devant la femme... La marquer du sceau de la chair... »
Ses tempes battaient... « Il n'y a peut-être que cela, se disait-il, pour me délivrer et me l'attacher ».
Toutes les mauvaises fièvres que les paroles du Rescator avaient suscitées le brûlaient. Il aurait voulu entraîner Angélique dans un coin obscur et se l'asservir dans un acte, moins d'amour que de vengeance contre le pouvoir qu'elle avait pris sur lui. Car il était trop tard maintenant pour songer à aborder les rives de la volupté. Lui, Berne, ne pourrait jamais connaître, à l'égard des plaisirs de la chair, la souriante désinvolture de l'Autre !