... « Nous sommes des hommes du péché, se répéta-t-il, prenant conscience d'une sorte de malédiction., Voilà pourquoi je ne serai jamais délivré... Lui, est libre... Et elle aussi... »
– Vous me regardez soudain comme une ennemie, murmura Angélique. Qu'y a-t-il ? Que vous a-t-il dit pour vous changer ainsi, maître Berne ?
Le marchand rochelais poussa un profond soupir.
– C'est vrai, je ne suis plus moi-même, dame Angélique, il faut que nous nous mariions... très vite... le plus tôt possible !
Avant qu'elle ait pu lui répondre, il héla le pasteur Beaucaire.
– Pasteur ! Venez par ici. Écoutez-moi. Il faudrait célébrer notre mariage, sans attendre.
– Ne pourrais-tu au moins patienter afin d'être rétabli, mon garçon, dit le vieux ministre apaisant.
– Non, je ne serai tranquille que quand la chose sera faite.
– Où que nous allions, la cérémonie doit être légale. Je peux vous bénir au nom du Seigneur, mais le capitaine seul peut représenter l'autorité temporelle. Il faut demander son autorisation de l'inscrire sur le livre du bord et d'en obtenir reçu.
– Il la donnera, cette autorisation, s'écria Berne farouche. Il m'a laissé entendre qu'il ne s'opposerait pas à notre union.
– C'est impossible ! cria Angélique. Comment peut-il une seule seconde envisager cette mascarade ? Mais, il y a de quoi perdre la raison ! Il sait bien que je peux pas vous épouser... Je ne peux pas, je ne veux pas.
Elle s'éloigna de peur de céder à une crise de nerfs devant eux.
– Une mascarade, murmura Berne amèrement. Vous voyez bien où elle en est, Pasteur. Et dire que nous sommes la proie de ce misérable magicien et pirate. Il nous tient à sa merci, sur cette coque de noix... Il n'y a d'autre issue que la mer... la solitude. Comment expliquer cela, Pasteur ? Il s'est montré à la fois mon tentateur et ma conscience. On aurait dit qu'il me poussait au mal et qu'en même temps il me découvrait tout le mal qu'il y avait en moi et que j'ignorais totalement. Il m'a dit « Si seulement vous vous donniez la peine de ne pas me haïr... ». Je ne savais même pas que je le haïssais. Je n'ai d'ailleurs jamais eu de haine pour personne, même pour ceux qui nous persécutaient. N'ai-je pas été jusqu'à ce jour un homme juste, Pasteur ?... Et maintenant, je ne sais plus.
Chapitre 13
Elle s'éveilla comme on émerge d'une maladie. Avec un reste de malaise, mais aussi une impression de soulagement. Elle avait rêvé qu'il la serrait dans ses bras, sur la plage, en riant et en criant « Vous voici, enfin ! La dernière, naturellement. Femme enragée que vous êtes ! ». Elle resta un moment immobile à écouter décroître en elle l'écho de ce rêve. Et si ç'avait été une réalité ?
Elle chercha dans sa mémoire pour revivre l'instant fugitif. Quand il l'avait serrée dans ses bras, c'était bien à elle, sa femme, qu'il s'adressait. À Candie aussi, quand ses yeux attentifs derrière le masque cherchaient à la réconforter, c'était bien elle qu'il protégeait, qu'il était venu arracher aux griffes des dangereux marchands de femmes, puisque lui savait qui elle était.
Il ne la méprisait donc pas tellement, en ce temps-là, sa femme, malgré sa rancune pour ses infidélités apprises ou supposées.
« Mais en ce temps-là, j'étais belle ! » se dit-elle.
Oui, mais sur la plage de La Rochelle ? Il y avait une semaine à peine bien qu'un monde eût paru s'écouler depuis, et même entre l'aurore de ce jour où il s'était démasqué et le soir qui venait.
Car on abordait le couchant. Angélique n'avait dormi que quelques heures. La porte ouverte au fond de la batterie découvrait un carré de lumière cuivrée. Les passagers s'étaient réunis sur le pont pour la prière du soir.
Elle se leva, courbaturée comme si on l'avait battue.
« Je ne dois pas accepter cela ! il faut que nous parlions. »
Elle défripa sa pauvre robe et en contempla longuement l'étoffe sombre et rugueuse. Malgré le souvenir rassurant de la plage et du rêve, sa peur demeurait. Trop d'inconnu subsistait en l'homme qu'elle voulait approcher, des zones d'ombre impénétrables. Elle avait peur de lui.
« Il a tellement changé ! C'est mal de dire cela, mais... J'aurais préféré qu'il reste boiteux. D'abord je l'aurais reconnu aussitôt, dès Candie, et il ne prendrait pas ombrage de mon soi-disant manque d'instinct et de cœur pour m'accabler. Comme si c'était tellement facile avec son masque... Je suis une femme, moi, pas un chien de la police du Roi... comme Sorbonne. »
Elle se mit à rire nerveusement de cette comparaison incongrue. Puis, de nouveau, le chagrin la submergea. De tous les reproches qu'il lui avait faits, ceux à propos de ses fils la blessaient le plus.
« Mon cœur saigne chaque jour de les avoir perdus, et il s'arroge le droit de me croire indifférente ! Il me connaissait donc si mal. Au fond il ne m'a jamais aimée... »
Sa migraine s'accentuait et tous ses nerfs étaient douloureux. Elle se raccrocha au souvenir de la plage, à celui du premier soir sur le Gouldsboro, où il lui avait relevé le menton, en disant, de sa façon inimitable : « Voilà ce que c'est que de courir la lande, derrière des pirates ». Là aussi elle aurait dû le reconnaître. Alors c'était tellement lui malgré son masque, sa voix changée.
« Pourquoi me suis-je montrée si aveugle, si sotte ? »
« J'étais obnubilée par cette idée que nous allions tous être arrêtés le lendemain et qu'il fallait nous enfuir coûte que coûte. »
En même temps, une autre idée lui venait en tête et elle sursautait.
« Que faisait-il au juste aux abords de La Rochelle ? Pouvait-il savoir que je m'y trouvais ? Est-ce le hasard seul qui l'a amené dans cette crique ? »
Une fois encore elle décida.
« Il faut absolument que je le voie, que nous parlions. Même si je l'importune. Les choses ne peuvent en rester là, sinon je vais devenir folle. »
Elle remonta la travée, et s'arrêta devant maître Berne. Lui aussi dormait. Sa vue lui inspira des sentiments ambigus. Elle aurait souhaité qu'il n'eût jamais existé et en même temps elle en voulait à Joffrey de Peyrac de maltraiter un homme qui n'avait que le tort d'avoir été son ami à elle, Angélique, et de vouloir l'épouser.
« Si je n'avais dû compter que sur lui, M. de Peyrac, pendant toutes ces années où il a disparu... »
Il faudrait qu'il sache ce qu'elle avait enduré et que si elle avait épousé Philippe, si elle s'était élevée jusqu'à la Cour, c'était en grande partie pour arracher ses fils à un sort misérable. Elle allait parler, elle allait lui dire tout ce qu'elle avait sur le cœur !
*****
Au-dehors, l'ombre emplissait déjà le pont principal, la « grand-rue » profondément encastrée entre la muraille, les coursives et les rambardes. Les Protestants rassemblés, moutonnants, dans leurs vêtements sombres, se distinguaient à peine de l'ombre générale. On entendait le murmure de leurs prières. Mais, là-haut, sur l'esplanade du château-arrière, dont toutes les vitres étincelaient comme des rubis, Angélique en levant les yeux, l'aperçut et son cœur se mit à battre de façon désordonnée. Il se tenait dans le dernier rayonnement du soleil, masqué, énigmatique, mais c'était lui et la joie délirante qui aurait dû être la sienne au matin, emplit subitement Angélique, balayant toute sa rancœur.
Elle s'élança par la première échelle venue et courut le long de la coursive, sans prendre garde aux éclaboussures des embruns. Cette fois elle ne se laisserait pas arrêter par un regard moqueur ni par une phrase glaciale. Il faudrait bien qu'il l'écoute !...