Cependant, lorsqu'elle parvint sur l'esplanade, toutes ses résolutions tombèrent devant le spectacle qui s'offrait à sa vue. Sa joie s'effaça et il ne resta que la crainte. Honorine était là, surgie, comme ce matin, entre eux avec l'opportunité d'un lutin maléfique. Minuscule aux pieds du Rescator, elle levait vers lui sa face ronde, crispée et provocante, tandis qu'elle enfonçait énergiquement ses deux poings dans les poches de son tablier. Angélique fut obligée de se cramponner à la balustrade pour ne pas tomber en arrière.
– Que fais-tu là ? dit-elle, d'une voix blanche.
L'entendant, le Rescator se retourna. Quand il était ainsi masqué, elle ne pouvait croire encore à la personnalité qu'il cachait.
– Vous arrivez à point, fit-il, j'étais en train de méditer sur l'inquiétante hérédité de cette jeune personne. Figurez-vous qu'elle vient de me voler pour deux mille livres de pierres précieuses.
– Voler ? répéta Angélique atterrée.
– En entrant chez moi, je l'ai vue installée à faire son choix dans le coffret que j'avais ouvert pour vous ce matin et qu'elle avait dû repérer au cours de sa visite. Prise sur le fait, la charmante demoiselle n'a manifesté aucune contrition et m'a fait comprendre sans ambages qu'elle ne me rendrait pas mon bien.
Le malheur fut qu'Angélique, éprouvée par les émotions ressenties au cours de la journée, se trouva incapable de prendre la chose à la légère. Mortifiée pour elle, pour Honorine, elle se précipita vers l'enfant afin de lui reprendre son larcin. Tout en essayant de lui ouvrir les mains, elle maudissait le prosaïsme de l'existence. Venue en amoureuse, elle devait se débattre contre une insupportable gamine qui était à elle par la force des choses, qui était vivante alors que ses fils à lui étaient morts, Honorine, sa tare visible, aux yeux de l'homme qu'elle aurait voulu reconquérir. Et il fallait encore qu'avec une incroyable audace, celle-ci se soit rendue chez lui pour le voler. Elle qui n'avait jamais rien pris, même dans le buffet !
Elle réussit à écarter les petits doigts pour en extraire deux diamants, une émeraude, un saphir.
– Tu es méchante, cria Honorine.
Furieuse d'avoir été vaincue, elle reculait, les regardant tous deux avec une rage assez cocasse chez une si minuscule personne.
– Tu es une méchante. Je vais te donner un coup...
Elle cherchait une vengeance éclatante, à la mesure de sa fureur.
– Je vais te donner un coup qui t'enverra jusqu'à La Rochelle... Et après, tu seras obligée de revenir à pied... jusqu'ici...
Le Rescator éclata de son rire rauque.
Les nerfs d'Angélique cédèrent et elle gifla sa fille à la volée. Honorine la fixa bouche bée, puis elle éclata en hurlements stridents. Tourbillonnant sur elle-même, comme devenue folle, elle s'élança tout à coup vers l'échelle qui menait à la coursive et se mit à courir sur l'étroit rebord à une vitesse de farfadet tout en criant toujours. Une plongée du navire sur bâbord l'aspergea au passage de la langue d'une vague.
– Retenez-la, hurla Angélique, paralysée comme dans un cauchemar.
Honorine courait toujours. Elle courait, hantée, pour échapper à cet étroit univers de planches et de toiles, ce navire où, depuis des jours, elle apprenait la souffrance injuste. Le ciel bleu était au-dessus, derrière la rambarde de gros bois. Arrivée au bout du passage, elle se mit à escalader un haut tas de cordages. Parvenue au sommet, rien ne la séparait plus du vide. Le navire plongea encore et les spectateurs, figés par la rapidité de la scène, virent avec horreur la petite basculer par-dessus bord.
Au cri dément d'Angélique, la clameur des émigrants, et celle des hommes d'équipage répondirent. Un matelot, qui se trouvait sur la grande brigantine du mât d'artimon, plongea comme une flèche. Deux autres se précipitèrent vers la chaloupe arrimée sur le pont pour en extraire le canot. Le Gall et le pêcheur Joris, qui se trouvaient à proximité, leur vinrent en aide. Les gens couraient. Le navire vira de bord. En un clin d'œil la balustrade à bâbord fut garnie de visages affolés. Séverine et Laurier pleuraient en appelant Honorine. Le capitaine Jason hurla dans son porte-voix de s'écarter afin que l'on pût mettre le canot à la mer.
*****
Angélique ne voyait et n'entendait rien. Elle s'était précipitée en aveugle vers la rambarde et il avait fallu une poigne solide pour l'empêcher de se jeter à l'eau à son tour. Devant ses yeux dansait, floue, l'étendue violette, striée de vert et de blanc. Elle y vit enfin surnager une boule noire hérissée près de laquelle flottait une petite boule verte. La boule noire, c'était la tête du marin qui avait plongé, la boule verte, Honorine et son bonnet.
– Il la tient, dit la voix du Rescator... Il n'y a plus qu'à attendre que le canot les rejoigne.
Angélique se débattait encore follement, mais il la retenait d'une main de fer. Dans un grincement de poulie, l'esquif s'élevait, se balançait, avant de commencer à descendre au flanc du bateau.
À ce moment un grand cri jaillit de nouveau.
– Les albatros !
Comme surgis de l'écume des vagues, deux oiseaux immenses prenaient leur vol et se posaient près des têtes du marin et de l'enfant que leurs ailes blanches parurent cacher. Angélique cria comme une folle. Les becs acérés allaient déchiqueter ces proies offertes. Un coup de mousquet claqua. Le Rescator avait saisi l'arme du Maure Abdullah, qui était à ses côtés. Avec une précision que n'altérait pas le mouvement du roulis, il avait réussi à abattre l'un des oiseaux qui s'étala, sanglant, sur les flots. Un autre coup partit, celui-ci tiré par Nicolas Perrot auquel l'Indien avait passé aussitôt une arme prête à servir. Le second albatros atteint se débattit à grands coups d'ailes, mais il était frappé à mort.
Le matelot qui tenait Honorine put s'en dégager, le rejeter de côté et commencer à nager vers le canot qui s'approchait. Peu après, Angélique recevait dans ses bras un petit paquet ruisselant, crachant, suffoquant.
Elle l'étreignit avec passion. En cet instant affreux qui lui avait paru durer une éternité, elle s'était maudite d'avoir provoqué la colère de l'enfant.
L'enfant était innocente. Les adultes, emportés par leurs conflits stupides, l'avaient délaissée, abandonnée. Et elle s'était vengée comme elle avait pu.
Toute la peur et les remords d'Angélique se muèrent en un élan de rancune contre celui dont l'impitoyable attitude l'avait poussée, elle, la mère, à faire souffrir son enfant jusqu'au désespoir.
– C'est de votre faute, cria-t-elle tournée vers lui, les traits bouleversés de colère, c'est parce que vous m'aviez rendue à moitié folle avec votre méchanceté que j'ai failli perdre ma fille. Je vous déteste, qui que vous soyez derrière votre masque. Si c'était pour devenir un tel homme, vous auriez aussi bien fait de mourir pour de bon.
Elle courut se réfugier à l'autre bout du bâtiment, retournant comme une bête blessée à son coin de l'entrepont près du canon où elle déshabilla Honorine. Les mouvements désordonnés de celle-ci lui prouvaient que l'enfant était bien vivante mais elle avait pu prendre mal dans l'eau glacée.
Les émigrés l'entouraient, chacun proposant un remède dont l'ordonnance n'aurait pu être exécutée faute de moyens : des sangsues aux pieds, des sinapismes dans le dos. Le médecin Albert Parry s'offrit pour faire une saignée. Il suffirait d'inciser le lobe de l'oreille, mais en voyant s'approcher la lame d'un canif, Honorine poussa des cris d'orfraie.
– Laissez-la. Elle a déjà été assez impressionnée comme cela, dit Angélique.
Elle se contenta d'accepter un peu du rhum que l'on distribuait aux hommes, une fois par jour, afin d'en frictionner le petit corps glacé. Puis elle l'enveloppa dans la chaude couverture. Les joues rouges, l'œil impavide, Honorine, enfin au sec, profita de ce répit pour vomir incoerciblement une bonne ration d'eau salée.