– Tu es odieuse, dit Angélique.
Et soudain, devant ce front buté, cette drôle de petite face indomptable, son exaspération disparut. Non, elle n'allait pas se laisser aller à devenir folle. Ni Joffrey de Peyrac, ni Gabriel Berne, ni cette diablesse de gamine ne réussiraient à lui faire perdre la raison. Elle avait failli payer trop cher les heures d'aberration qu'elle avait vécues depuis le matin. Son mari était ressuscité et ne l'aimait plus. Et puis après ! Si violent que fût le choc, elle devait avoir les nerfs assez solides pour le supporter, à cause de sa fille.
Avec le plus grand calme elle entreprit à nouveau d'éponger Honorine. La couverture était pour l'heure inutilisable. La vieille Rebecca lui passa fort opportunément une sorte de pelisse de fourrure très confortable.
– C'est le maître du navire qui m'en a fait don pour chauffer mes vieux os, mais, bernique, pour cette nuit je m'en passerai !
Angélique demeura seule, agenouillée, près de l'enfant dont la figure rose émergeait de la sombre fourrure. Ses longs cheveux roux séchaient et prenaient des teintes de cuivre à la lumière des lanternes qu'on accrochait. Angélique se surprit à essayer de sourire.
*****
Le geste de sa fille, capable de se jeter à l'eau dans l'excès de sa fureur, l'emplissait à la fois d'épouvante et d'admiration.
– Pourquoi as-tu fait cela, mon petit amour, mais pourquoi ?
– Ze voulais m'en aller de ce sale bateau, répondit Honorine d'une voix enrouée, ze ne veux pas rester ici. Ze veux descendre. Ici tu es trop méchante...
Angélique savait bien qu'elle avait raison. Elle pensa à l'apparition d'Honorine ce matin, dans la cabine où elle et son mari s'affrontaient.
L'enfant était partie seule à sa recherche, et personne, pas un instant, ne s'était préoccupé d'elle. Dans le navire, bouleversé par la nuit de tempête, elle eût pu vingt fois se rompre les os dans une écoutille ouverte ou même déjà tomber à la mer. Et personne n'aurait jamais su ce qu'était devenue la si petite fille, sans nom, l'enfant maudite !... Il avait fallu ce Maure, au sombre visage, pour deviner, avec l'instinct de sa race, ce qu'elle cherchait, trottinant parmi les obstacles et le brouillard du matin, et pour la guider vers sa mère. Et plus tard, à nouveau, Angélique, entraînée par le tourbillon affolant de ses pensées, s'était désintéressée de sa fille. Elle comptait un peu sur les autres pour la surveiller : Abigaël, les femmes protestantes, Séverine... Mais les autres avaient aussi la tête à l'envers. L'atmosphère du Gouldsboro désagrégeait tous les esprits. Après ces premières semaines de voyage, pas un d'entre eux qui eût reconnu son âme dans un miroir.
Les passions décantées mettaient à jour des évidences oubliées. Inconsciemment ou non, ils reconnaissaient qu'Honorine, de même qu'Angélique, n'étaient pas des leurs.
« Tu n'as que moi ! »
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Angélique se sentait coupable de s'être laissé atteindre si profondément. Elle aurait dû se souvenir tout de suite que, depuis l'Abbaye de Nieul, le pire était derrière elle. Quoi qu'il arrivât, douleur ou joie, n'avait-elle pas appris que rien n'était sans issue ? Alors pourquoi cet affolement stupide d'animal qui se frappe la tête contre les murs ?
« Non, je ne les laisserai pas me rendre folle. » Elle se pencha sur sa fille en caressant le front bombé.
– Je ne serai plus méchante, mais toi, Honorine, tu ne voleras plus ! Tu sais bien que tu as fait quelque chose de très mal en allant prendre ces diamants.
– Ze voulais les mettre dans ma boîte à trésors, dit la fillette comme si cela expliquait tout.
Sur ces entrefaites, le brave Nicolas Perrot vint s'agenouiller près d'elles. Son Indien le suivait portant un bol de lait chaud pour la rescapée.
– J'ai devoir de venir prendre des nouvelles de la jeune fille-à-la-tête-bouillante, déclara le Canadien, voici le surnom qu'on ne manquerait pas de lui donner sous les tentes iroquoises. Je dois également lui faire boire ce breuvage qui contient quelques gouttes d'une potion destinée à la calmer si elle ne l'est déjà. Rien de meilleur, en effet, que l'eau froide pour les mauvais caractères. Qu'en pensez-vous, damoiselle ? Recommencerez-vous à faire le plongeon ?
– Oh ! non, c'est très froid et puis c'est salé...
L'attention de l'homme barbu au bonnet de fourrure la comblait de joie. Aussitôt elle se mit en frais et quitta la mine boudeuse dont elle était bien décidée à accabler sa mère. Elle but docilement le lait apporté.
– Je voudrais voir Cosse-de-Châtaigne, réclama-t-elle ensuite.
– Cosse-de-Châtaigne ?
– C'est parce que sa joue pique et j'aime bien me frotter contre lui, dit Honorine avec ravissement. Il m'a portée sur l'échelle... et puis dans l'eau...
– Elle parle de Tormini, le Sicilien, dit Nicolas Perrot, le matelot qui l'a repêchée.
Il expliqua que l'homme avait dû se faire panser, un des voraces albatros l'ayant frappé à la tempe. Peu s'en était fallu qu'il ne fût aveuglé.
– Vous pouvez vous vanter, damoiselle Honorine, d'avoir eu deux tireurs d'élite à votre disposition. Votre humble serviteur qui n'en est pas moins reconnu comme un des meilleurs parmi les coureurs de brousse et monseigneur le Rescator.
Angélique s'efforça de dominer le tressaillement qui la secouait à ce seul nom. Elle s'était juré de dominer son émotion.
Honorine ne réclamait plus Cosse-de-Châtaigne. Ses yeux papillotaient. Elle sombra dans un sommeil profond. Le Canadien et l'Indien, de la même démarche silencieuse, s'éloignèrent. Angélique resta encore longtemps à regarder sa fille endormie. Trois ans !
« Comment oser réclamer pour nous alors que nos enfants commencent à vivre ? » se disait-elle.
Son cœur demeurait endolori. Il lui faudrait plusieurs jours pour réaliser ce qui était à la fois son bonheur et son malheur. La prodigieuse révélation suivie d'un tel effondrement. Pourtant, lorsqu'elle s'étendit, prise par le froid, près de l'enfant et que les premières brumes du sommeil l'enveloppèrent, il ne demeura de ce jour miraculeux et terrible qu'une impression d'espérance.
« Nous sommes à la fois lointains et proches. Nous ne pouvons nous sauver l'un de l'autre. Le navire qui nous emporte sur l'océan nous oblige d'ailleurs à rester en présence. Alors, qui sait ?... »
Avant de s'endormir, elle songea encore : « Il a voulu mourir près de moi. Pourquoi ? »
Chapitre 14
– Je crois que nous sommes d'accord, dit Joffrey de Peyrac en reprenant les cartes de parchemin, une à une. (Il les empila et posa dessus, pour les maintenir étalées, quatre lourds cailloux qui brillaient d'un éclat résineux terni.) Le voyage pour lequel vous m'aviez demandé le passage aura porté ses fruits, mon cher Perrot, puisque sans avoir eu même à débarquer, vous avez trouvé le commanditaire que vous alliez chercher en Europe. Car ce minerai de plomb argentifère que vous avez découvert dans le Haut-Mississippi me semble offrir des garanties suffisantes d'enrichissement par broyage et simple lavage pour que ça vaille la peine que je vous accompagne jusque-là en soutenant financièrement toute l'expédition...
« Vous n'avez pas vous-même les fonds nécessaires, ni les connaissances pour l'exploiter. Vous m'aurez apporté, me disiez-vous, vos découvertes, je vous apporterai l'or nécessaire à les mettre en valeur. Nous verrons plus tard, après un examen sur place, à établir nos conventions de partage.
En face de lui, le visage placide de Nicolas Perrot rayonnait de satisfaction.
– À vrai dire, monsieur le comte, quand je vous ai demandé de me prendre à votre bord, sachant que vous faisiez voile vers l'Europe, j'avais bien une petite idée derrière la tête, car on vous avait fait la réputation dans le pays d'être fort savant, précisément sur ces choses des mines. Et maintenant, je sais que non seulement vous m'apporterez les finances nécessaires mais aussi votre science inestimable, ce qui donc change tout pour moi, pauvre coureur de brousse assez ignare. Car je suis né comme vous le savez sur les bords du Saint-Laurent et la culture qu'on y reçoit est loin de valoir celle de l'Europe.