Il se rapprocha de la table et prit un des blocs de plomb argentifère. Son esprit se libéra peu à peu, tandis qu'il le soupesait. Le métier retrouvé. C'était beaucoup déjà ! Des perspectives, pour des années, de nouveaux travaux dans une terre vierge dont il aurait la tâche de dépister la nature, scruter les trésors et les possibilités et de pouvoir les utiliser en grand.
Devant le tribunal réuni pour le juger et où il avait pu voir se pencher vers lui la bêtise, l'ignorance, l'envie, le fanatisme borné, la servilité, l'hypocrisie, la vénalité, Joffrey de Peyrac, en écoutant la sentence de mort qui le condamnait au bûcher comme sorcier, avait surtout été frappé par la conclusion logique d'un drame que ses réflexions lui avaient peu à peu révélé. Il en avait approfondi toutes les données durant les longues heures passées dans sa prison. Et s'il avait voulu vivre avec une volonté forcenée malgré son corps brisé par les tortures, c'était moins par peur de la mort que par révolte de voir finir son temps, avant d'avoir pu employer ses forces, fourvoyées par erreur, dans un chemin sans issue. Son cri sur le parvis de Notre-Dame ne réclamait pas miséricorde mais justice. Il ne s'adressait pas à un Dieu dont il avait souvent enfreint les préceptes, mais à Celui qui est tout Esprit et toute Science. « Tu n'as pas le droit de m'abandonner, car moi je ne t'ai pas trahi... »
Pourtant, à cet instant, il croyait bien qu'il allait mourir. Sa surprise de se retrouver vivant, sur une berge de la Seine, loin des hurlements de la populace, lui avait fait mesurer l'ampleur du miracle.
Le reste ? Ç'avait été une partie difficile à jouer mais qui ne lui laissait pas de si mauvais souvenirs. Se laisser couler dans l'eau froide de la rivière, tandis que les mousquetaires, chargés de sa garde, ronflaient, nager vers une barque dissimulée dans les roseaux, la détacher, se laisser emporter par le courant. Il avait dû s'évanouir un peu, puis revenu à lui, il s'était dépouillé de sa chemise de condamné et avait revêtu les hardes de paysan trouvées dans la barque.
Ensuite il avait commencé à se traîner vers Paris le long des routes gelées, misérable, la faim au ventre car il n'osait entrer dans les fermes, et soutenu par une seule idée : « Je suis vivant et je leur échapperai... »
Sa jambe boiteuse était en ce temps-là une bien bizarre chose. Parfois elle tournait sans qu'il s'en aperçût et son pied se posait alors devant derrière, comme celui d'un pantin. Avec des espaliers trouvés dans une haie il s'était fabriqué de grossières béquilles. Chaque fois qu'il devait se remettre en marche, il éprouvait des douleurs intolérables et, durant la première lieue, il se retenait de hurler comme un damné. Les corbeaux perchés dans les pommiers dénudés regardaient passer, avec un intérêt sinistre, cet être disloqué, prêt à s'écrouler. Puis, peu à peu, la souffrance s'engourdissait et il parvenait même à marcher rapidement. Sa nourriture se composait de pommes gelées ramassées dans le fossé, d'une rave tombée d'une charrette. Des moines, auxquels il avait demandé asile, lui avaient été charitables, mais ils s'étaient mis dans la tête de le conduire à la léproserie voisine et il avait eu assez de mal à leur fausser compagnie. Il avait repris sa route clopinant, effrayant les rares paysans rencontrés, par ses haillons sanglants et le mouchoir qui dissimulait son visage. Certain jour qu'il ne pouvait plus faire un pas, il avait rassemblé tout son courage pour examiner sa maudite jambe. Après avoir, avec mille peines, arraché l'étoffe durcie de son haut-de-chausses, il avait remarqué à l'arrière du genou, jaillissant de la plaie béante, deux sortes de tiges blanchâtres et rompues d'une matière voisine de celle des fanons de baleines, et dont le frottement incessant lui causait une torture sous laquelle à plusieurs reprises il s'était évanoui. En désespoir de cause, et s'aidant d'une lame de couteau trouvée sur le chemin, il avait décidé de couper ces gênants appendices, qui n'étaient autres que ses tendons. Sa jambe était devenue aussitôt insensible. Plus que jamais, elle tournait dans tous les sens comme celle d'un polichinelle et il ne pouvait la diriger, mais au fond cela allait déjà beaucoup mieux.
Les clochers de Paris lui apparurent. Joffrey de Peyrac avait contourné la ville suivant son plan établi. Quand il était arrivé aux abords de la chapelle de Vincennes, il avait connu un premier sentiment de triomphe.
Modeste sanctuaire caché dans la forêt, elle avait échappé aux scellés du Roi, parmi tous les biens autrefois fastueux du comte de Toulouse. Il avait caressé la pierre de ses murs en songeant : « Toi qui m'appartiens encore, tu me serviras. »
Elle l'avait si bien servi, la petite chapelle. Tout ce qu'il avait jadis fait préparer en secret par des ouvriers grassement payés avait fonctionné à merveille : le souterrain qui lui avait permis de pénétrer dans Paris, le puits par lequel il avait pu se hisser au cœur même de sa demeure abandonnée, l'hôtel de Beautreillis. La cachette dans l'oratoire où, mû d'un pressentiment naguère, il avait pris la précaution de dissimuler une fortune d'or et de joyaux. La cassette contre sa poitrine, il avait de nouveau éprouvé la sensation d'avoir atteint encore une étape dans sa remontée des enfers. Avec la richesse, il cessait d'être désarmé. Pour un diamant, il trouverait bien une charrette, pour deux pièces d'or, un cheval... Pour une bourse pleine, des hommes qui, hier le reniaient, se rangeraient de son côté et il pourrait s'enfuir, quitter le royaume.
Mais, simultanément, il avait senti la mort l'étreindre. Jamais, ni avant, ni depuis, il n'avait deviné la mort si proche qu'à cet instant où il s'était soudain écroulé sur les dalles, écoutant avec angoisse décroître les battements de son cœur. Aucune volonté, il l'avait su, ne pourrait lui permettre de recommencer l'évasion par le puits. Allait-il appeler à l'aide le vieux Pascalou qui gardait la demeure ? Mais le vieillard devenu un peu gâteux, qui l'avait aperçu tout à l'heure, et l'avait pris manifestement pour un revenant, avait dû s'enfuir et alertait peut-être déjà le voisinage.
Où alors chercher un bras secourable ? Cette image avait évoqué un bras maigre qui le soutenait sur le chemin du supplice, celui du petit prêtre lazariste qu'on lui avait donné comme confesseur de la dernière heure.
Il y a des êtres qu'on n'achète ni par le rubis, ni par l'or. Cette vérité, le grand seigneur de Toulouse, qui aimait à observer les êtres, la connaissait aussi et l'acceptait au même titre que la vénalité de la plupart des humains. Il y a des êtres chez lesquels Dieu a déposé la flamme de l'ange. Le petit lazariste était de ceux-là. Car il faut tout de même qu'il y ait un refuge sur la terre pour les misérables.