Rassemblant ses dernières forces, il était sorti de l'hôtel de Beautreillis par la porte de l'orangerie dont il connaissait la serrure – elle était demeurée libre pour les allées et venues du gardien – et quelques instants plus tard il sonnait à la porte du couvent des lazaristes qu'il savait proche de sa demeure.
Il avait préparé une phrase pour le père Antoine, une semi-plaisanterie à usage ecclésiastique :
« Il faut m'aider l'abbé. Car Dieu ne veut pas que je meure... et j'en suis bien près. » Mais aucune parole ne put sortir de sa gorge déchirée.
Il s'était déjà aperçu, depuis quelques jours, qu'il était devenu muet.
*****
Joffrey de Peyrac hocha la tête et, sentant sous ses bottes le plancher mouvant de son Gouldsboro, un sourire lui vint aux lèvres. « Ce père Antoine ! Mon meilleur ami, peut-être. Le plus dévoué à coup sûr, le plus désintéressé. »
Lui, Peyrac, qui avait régné sur l'Aquitaine, et possédé une des plus grandes fortunes du royaume de France, il s'était abandonné, pendant des jours et des semaines, à ces poignets frêles qui sortaient des manches de la soutane élimée. Le prêtre l'avait non seulement soigné et caché, mais c'est encore lui qui avait eu l'idée – géniale – de lui faire prendre la place et le nom d'un forçat dans la chaîne qui descendait sur Marseille et qu'il devait accompagner. Ce forçat, mouchard de la police, avait été assassiné par ses compagnons. Le père Antoine, depuis peu nommé aumônier des malheureux galériens, avait organisé la substitution. Joffrey de Peyrac, jeté sur la paille d'une charrette, ne risquait pas d'être trahi par ses compagnons de misère, heureux qu'ils étaient de s'en tirer à bon compte. Les gardes épais et brutaux ne se posaient pas de questions sur le gibier qu'ils escortaient. Cependant, le père Antoine dissimulait dans son petit bagage, avec ses objets portatifs pour la messe, la cassette contenant la fortune du comte.
– Le brave homme !
À Marseille, ils avaient retrouvé Kouassi-Ba, l'esclave noir également condamné aux galères. C'était encore l'aumônier qui l'avait amené à son maître gisant. Leur évasion à tous deux s'était organisée avec d'autant plus de facilité que Joffrey de Peyrac, à demi paralysé des membres inférieurs, était considéré par les comités chargés de composer les équipes de galériens comme « inutilisable » et qu'il avait de ce fait échappé à un premier départ en mer, dans la chiourme.
Réfugié avec son esclave dans le quartier oriental de la grande cité phocéenne, libre, mais malgré tout menacé, tant qu'il demeurait sur le sol français, il avait longtemps cherché une occasion de s'embarquer. Il ne voulait point le faire sans s'assurer une nouvelle identité et des protections qui lui permettraient d'évoluer sans risques parmi les Barbaresques. C'est ainsi qu'il avait envoyé un message au Très Saint Moufti Abd-el-Mechrat, savant arabe avec lequel il avait entretenu longtemps une correspondance suivie, traitant des découvertes chimiques les plus récentes. Contre tout espoir, le saint musulman avait été rejoint par le messager en sa ville de Fez, cité interdite et fabuleuse du Maghreb. Il y avait répondu avec la sérénité des esprits élevés pour lesquels les seules frontières tracées entre les hommes sont celles qui séparent la bêtise de l'intelligence, l'ignorance du savoir. Par une nuit sans lune, le grand nègre Kouassi-Ba, portant sur ses épaules son maître infirme, se glissait par les rochers arides d'une petite crique aux environs de Saint-Tropez. Les Barbaresques les attendaient là, dans leurs burnous blancs, toutes voiles tombées. C'étaient en quelque sorte des habitués de l'endroit qu'ils hantaient si volontiers à la recherche de belles Provençales au teint pâle et aux yeux de jais. Le voyage s'était effectué sans encombre. Une ère nouvelle s'ouvrait pour l'homme arraché au bûcher. Son amitié avec Abd-el-Mechrat, sa guérison entre les mains habiles de celui-ci, ses relations avec Moulay Ismaël qui, après l'avoir envoyé exploiter l'or du Soudan, le chargeait d'une ambassade auprès du Grand-Turc, l'organisation du commerce de l'argent qui l'avait entraîné à devenir l'un des grands noms parmi les corsaires de la Méditerranée... Une gerbe d'expériences passionnantes, exaltantes, un amas de connaissances apportées chaque jour à son esprit avide. Certes non, il ne regrettait pas ce qu'il avait derrière lui ! Ni les échecs ni les défaites. Tout ce qu'il avait enduré et entrepris lui semblait intéressant et digne d'être vécu, et même revécu, de même que l'inconnu qu'il avait désormais devant lui. L'homme de bonne qualité est à l'aise dans l'aventure, voire dans la catastrophe.
La peau de son cœur est coriace. Il y a peu de chose dont un cœur d'homme ne se remette pas.
Celui des femmes est plus fragile, même si elles endossent avec courage les chocs et les peurs. La mort d'un amour ou celle d'un enfant peut ternir à jamais leur joie de vivre. Étranges êtres que les femmes, vulnérables et cruelles à la fois. Cruelles lorsqu'elles mentent et plus encore lorsqu'elles sont sincères. Comme Angélique, hier, lorsqu'elle lui avait jeté à la face : « Je vous déteste... Vous auriez mieux fait de mourir... »
Chapitre 16
C'était par la faute de l'enfant rousse. Un extraordinaire petit personnage, à tout prendre, qui avait les traits et le sourire de sa mère. La bouche était plus grande et moins parfaite, mais si semblable dans son expression que, malgré sa chevelure différente et ses yeux noirs – petits et retroussés vers les tempes, alors que ceux de sa mère étaient immenses et d'une limpidité de source – il n'avait pas douté, en la découvrant, qu'elle fût la fille d'Angélique. Née de sa chair à elle et d'une autre chair. De l'étreinte d'un homme qu'Angélique avait reçu dans ses bras en soupirant d'amour, avec ce visage ébloui et défaillant qu'elle lui avait révélé, à son insu, le premier soir, sur le Gouldsboro.
Dissimulé derrière une tenture, il l'avait vue s'éveiller et se pencher sur l'enfant. La jalousie lui avait alors taraudé les entrailles, parce qu'il la découvrait plus belle qu'il ne croyait, dans la lueur du couchant, et parce qu'il se demandait quel reflet de quel amant elle cherchait à retrouver sur les traits de la petite fille endormie. Alors qu'il avait l'intention de s'avancer vers elle et de se démasquer, il était soudain demeuré paralysé devant la muraille qui les séparait. Il l'avait écoutée chuchoter des mots tendres et parler passionnément tout bas à l'enfant. Jamais elle n'avait eu ces attitudes pour Florimond, son fils à lui. Il l'avait laissée s'éloigner sans se montrer.
*****
Sur la passerelle, lorsqu'il sortit, ayant remis son masque et pris son sextant, Joffrey de Peyrac vit aussitôt que les Protestants s'étaient retirés du grand pont, ayant enfin terminé leur assemblée religieuse. Il en éprouva un soulagement mêlé de déception. Puis, rabattant son manteau contre lui, il allait monter sur la dunette pour faire le point, lorsque l'attitude du Maure Abdullah l'intrigua. Le serviteur marocain, dont chacun des mouvements semblait réglé depuis dix années à ceux de son maître, n'avait pas paru s'apercevoir de la présence de celui-ci. Appuyé à la balustrade de bois doré qui précédait les portes vitrées des appartements privés du capitaine, il regardait devant lui de son grand œil nocturne mais, malgré son attitude nonchalante, Joffrey de Peyrac, habitué à deviner les remous intérieurs d'une race à la fois passive et passionnée, devina qu'il était en proie à une émotion violente. Il ressemblait à un animal prêt à bondir, et ses fortes lèvres mauves tremblaient dans sa face d'or sombre. S'apercevant tout à coup que son maître l'observait, il baissa sournoisement les yeux, parut se détendre, et retrouva presque aussitôt la tenue impassible qu'il avait acquise en ses jeunes années, lorsqu'il était sévèrement dressé à protéger le Sultan Moulay Ismaël. L'un des plus beaux et des plus habiles tireurs de la garde chérifienne du roi de Marocco, il avait été offert en présent au grand mage Jeffa-el-Khaldoum que le sultan honorait de son amitié. Depuis, il le suivait sur toutes les mers du globe. Il lui préparait plusieurs fois par jour le café, boisson dont un ancien navigateur du Levant ne peut guère se passer quand il en a usé pendant longtemps. Il couchait en travers de sa porte ou au pied de son lit. Il le suivait toujours à deux pas avec un mousquet chargé, et innombrables étaient les occasions, batailles, tempêtes, complots, où Abdullah avait sauvé la vie du grand mage.