– Qu'il fait chaud ! s'écria la jeune Bertille Mercelot en ôtant son corsage.
Et, comme son bonnet s'était déplacé, elle l'arracha aussi et secoua sa chevelure blonde.
– C'est parce que nous sommes au bout de la terre que le soleil est tout près et qu'il chauffe tant ! Il va nous rôtir !
Elle eut un rire perçant. Sa chemise à manches courtes laissait deviner ses jolis seins hauts et pointus et des épaules encore frêles, mais rondes et fermes. Angélique, à quelques pas, plongée dans ses pensées, leva les yeux sur la jeune fille.
« Je devais lui ressembler quand j'avais dix-sept ans », se dit-elle. Une des compagnes de Bertille l'imita brusquement, arrachant elle aussi son corsage et la casaque de laine qu'elle portait dessous. Elle n'avait pas la beauté de la fille des Mercelot, mais elle était potelée et déjà femme dans ses formes. Sa chemise très ouverte glissait sur sa poitrine.
– J'ai froid, cria-t-elle. Oh ! cela me pique et en même temps le soleil me caresse. Que c'est bon !
Les autres adolescentes rirent aussi d'une façon un peu forcée, qui masquait leur gêne et leur envie.
Angélique croisa le regard de Séverine demandant du secours. Plus jeune que les autres la petite Berne était profondément choquée des manières déplacées de ses aînées. Dans un réflexe de protestation, elle serrait farouchement contre elle son fichu noir.
Angélique comprit qu'il se passait quelque chose d'insolite. En se détournant, elle aperçut le Maure.
Abdullah, appuyé sur son mousquet d'argent, regardait les jeunes filles avec une expression des plus éloquentes pour toute personne avertie. Il n'y avait d'ailleurs pas que lui à se laisser attirer par un si charmant tableau.
Des hommes d'équipage au teint bistré et aux mines patibulaires commençaient à se glisser le long des haubans et à se rapprocher avec une feinte indifférence. Un coup de sifflet du bosco les renvoya à leur poste. Le nain jeta un regard de haine vers les femmes et s'éloigna après avoir craché dans leur direction. Abdullah resta triomphalement seul mâle en la place. Sa face d'idole africaine se tournait impérativement vers le fruit de ses désirs, la vierge blonde qu'il s'était mis à convoiter depuis plusieurs jours d'un désir longtemps frustré par les servitudes de la mer. Angélique comprit qu'il n'y avait plus qu'elle comme adulte, parmi ces jeunes oiselles écervelées et elle prit l'affaire en main :
– Vous devriez vous rhabiller, Bertille, fit-elle sèchement, et vous aussi Rachel. Vous êtes folles d'oser vous dévêtir ainsi sur le pont.
– Mais il fait si chaud, cria Bertille en écarquillant ses yeux d'azur avec candeur. Nous avons eu assez froid auparavant pour ne pas profiter de l'occasion.
– Il ne s'agit pas de cela. Vous attirez l'attention des hommes et c'est imprudent.
– Les hommes ? Mais quels hommes, protesta l'adolescente de cette voix aiguë qui lui venait tout à coup. Oh ! lui, fit-elle comme si elle découvrait seulement Abdullah. Oh ! ce n'est pas lui...
Elle éclata d'un rire argentin qui s'égrena comme une clochette.
– Je sais qu'il m'admire. Il vient tous les soirs quand nous nous réunissons sur le pont et chaque fois qu'il le peut, il s'approche de moi. Il m'a donné des petits présents : des colliers de verroterie, une piécette d'argent. Je crois qu'il me prend pour une déesse. J'aime assez cela.
– Vous avez tort. Il vous prend pour ce que vous êtes, c'est-à-dire...
Elle s'interrompit pour ne pas inquiéter Séverine et les autres fillettes plus jeunes. Elles étaient si naïves, ces gamines, nourries de Bible et protégées jusqu'alors par les murs épais de leurs demeures protestantes.
– Rhabillez-vous, Bertille, insista-t-elle avec gentillesse. Croyez-moi, lorsque vous aurez plus d'expérience, vous comprendrez le sens de cette admiration qui vous flatte et vous rougirez de votre conduite.
Bertille n'attendit pas d'avoir plus d'expérience pour rougir jusqu'à la racine des cheveux. Son gracieux visage se transforma, sous la vexation, et elle dit avec une moue méchante.
– Vous parlez ainsi parce que vous êtes jalouse... Parce que c'est moi qu'il regarde et non pas vous... Pour une fois, vous n'êtes pas la plus belle... Dame Angélique, bientôt ce sera moi qui serai la plus belle, même aux yeux des autres hommes qui vous admirent aujourd'hui... Tenez, voyez ce que je fais de vos conseils.
Elle se tourna d'un mouvement vif vers Abdullah et lui dédia un sourire éclatant de ses jolies dents de perles.
Le Maure frémit de tout son être. Ses yeux étincelèrent, tandis que ses lèvres s'étiraient mystérieusement, répondant à ce sourire.
– Oh ! quelle petite sotte ! s'exclama Angélique énervée.
Bertille, cessez immédiatement votre manigance, sinon je vous promets que j'en parlerai à votre père. La menace fit son effet. Maître Mercelot ne plaisantait pas sur le chapitre de la bienséance et il était très pointilleux en ce qui concernait sa fille unique et adorée. Elle prit donc de mauvaise grâce son corsage. Rachel s'était promptement revêtue, dès les premières recommandations d'Angélique car elle avait, comme tous les jeunes de la petite communauté, une profonde confiance en la servante de maître Berne. L'insolence soudaine de Bertille à son égard atterrait les fillettes comme un sacrilège. Mais Bertille ruminant une jalousie de longue date ne voulait pas s'avouer vaincue.
– Ah ! je vois d'où vient votre aigreur, reprit-elle. Le maître du navire n'a pas daigné vous accorder un regard... Et pourtant on sait que vous passez des nuits dans sa cabine... Mais aujourd'hui, il a préféré faire sa cour à Abigaël.
Elle éclata de son rire nerveux.
– Il n'a pas grand goût !... Cette vieille fille des séchée ! Que lui trouve-t-il ?...
Deux ou trois de ses amies pouffèrent servilement. Angélique eut un soupir résigné.
– Mes pauvres enfants, la bêtise de votre âge dépasse l'imagination. Vous ne comprenez rien à ce qui se passe autour de vous et vous vous mêlez d'en discourir. Apprenez au moins, si vous n'êtes pas capables d'en juger par vous-même, qu'Abigaël est une femme belle et attirante. Savez-vous que lorsqu'elle les déploie, ses cheveux lui tombent jusqu'aux reins ? Vous n'en aurez jamais d'aussi beaux, même vous, Bertille. Et, de plus, elle possède les qualités du cœur et de l'esprit, tandis que votre sottise risque de lasser bien des amoureux attirés par votre jeunesse.
Mortifiées, les péronnelles se turent, mal convaincues, mais pour l'heure, à bout d'arguments. Bertille se revêtait avec lenteur, s'apercevant que le Maure était toujours à la même place, sombre statue dans son burnous neigeux, flottant au vent. Angélique lui jeta impérativement en arabe.
– Que fais-tu là ? Va-t'en, ta place est auprès de ton maître.
Il tressaillit comme éveillé d'un songe, regarda avec étonnement la femme qui lui parlait dans sa langue. Puis, sous le regard vert d'Angélique, la crainte se peignit sur son visage et il répondit comme un enfant pris en faute.
– Mon maître est encore ici. J'attends pour le suivre qu'il s'éloigne. Angélique s'aperçut alors que le Rescator avait été arrêté au pied de la passerelle par Le Gall et trois de ses amis avec lesquels il conversait.
– Bon. Eh bien, c'est nous qui partons, décida-t-elle. Venez, enfants !
Elle s'éloigna, en entraînant les jeunes filles.