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Il parlait un français très pur. Il s'agenouilla et de ses mains habiles et légères – des bâtonnets de buis qui semblaient à peine effleurer les choses – il examina les blessures de son patient. Celui-ci s'agitait. Brusquement, alors qu'on s'y attendait le moins, maître Berne s'assit sur son séant et dit d'une voix furieuse.

– Qu'on me laisse en paix ! Je n'ai jamais été malade et je n'ai pas l'intention de commencer aujourd'hui.

– Vous n'êtes pas malade, vous êtes blessé, dit Angélique patiemment.

Avec douceur elle mit un bras autour de ses épaules afin de le soutenir. Le médecin s'adressait en arabe au Rescator. Les blessures, disait-il, quoique profondes n'étaient pas graves. Seul le choc du sabre sur la boîte crânienne méritait une plus longue observation. Apparemment, puisque le blessé avait repris conscience, ce choc n'aurait d'autre suite qu'une fatigue de quelques jours.

Angélique se pencha vers maître Gabriel pour lui traduire la bonne nouvelle.

– Il dit que, si vous vous tenez tranquille, vous serez bientôt sur pied.

Le marchand ouvrit un œil soupçonneux.

– Vous comprenez l'arabe, dame Angélique ?

– Certes, dame Angélique comprend l'arabe, répondit le Rescator. Ignoriez-vous, monsieur, qu'elle fut en son temps une des plus célèbres captives de la Méditerranée ?

Cette explication désinvolte donna à Angélique l'impression d'un coup lâchement frappé. Elle ne réagit pas sur-le-champ parce que cela lui parut tellement odieux qu'elle ne fut pas sûre d'avoir bien entendu.

Elle ramena sur maître Gabriel son propre manteau, n'ayant d'autres couvertures à lui offrir.

– Le médecin va vous faire porter des médicaments qui apaiseront vos souffrances. Vous pourrez dormir.

Elle parlait d'une voix calme, mais frémissait intérieurement de colère. Le Rescator était de grande taille. Il dominait l'ensemble du groupe qui se pressait autour de lui, dans un silence médusé. Lorsqu'il tourna vers eux sa face noire, bardée de cuir, les Protestants eurent un mouvement de recul. Il dédaigna les hommes et chercha du regard les coiffes et les bonnets blancs des femmes.

Alors, ôtant le feutre à plumes qu'il portait sur un foulard de satin noir, il les salua avec beaucoup de grâce.

– Mesdames, je profite de l'occasion pour vous souhaiter la bienvenue sur mon navire. Je regrette de ne pouvoir mettre à votre disposition plus de confort. Hélas, vous n'étiez pas attendues. J'espère cependant que cette traversée ne sera pas pour vous d'un trop grand désagrément. Sur ce, je vous souhaite une bonne nuit, mesdames.

Même Sarah Manigault qui avait l'habitude de recevoir le voisinage de La Rochelle dans ses salons, fut incapable de répondre le moindre mot à ces paroles du monde. L'apparence de celui qui les prononçait, le timbre inusité de la voix qui leur donnait on ne sait quel sens de moquerie et de menace, pétrifiaient toutes les femmes. Elles le regardaient avec une sorte d'horreur. Et lorsque le Rescator, après avoir adressé encore un ou deux saluts à la ronde, passa entre elles pour se diriger vers la porte, suivi de la silhouette fantôme du vieux médecin arabe, un enfant hurla de frayeur en se jetant dans les jupes de sa mère. C'est alors que la timide Abigaël, rassemblant tout son courage, osa parler. Elle dit d'une voix étranglée :

– Merci de vos souhaits, monseigneur, et merci plus encore de nous avoir sauvé la vie en ce jour dont nous ne manquerons pas désormais de bénir l'anniversaire.

Le Rescator fit demi-tour. La pénombre qui l'avait déjà englouti restitua son personnage ténébreux et insolite. Il marcha vers Abigaël qui pâlit, et l'ayant considérée, il posa la main sur sa joue pour tourner son visage d'un mouvement doux mais inflexible vers la lumière. Il souriait. Dans la lueur crue de la lanterne proche, il examinait ce pur visage de madone flamande, ces grands yeux pâles et sages, dilatés encore par l'étonnement et l'incertitude. Il dit enfin :

– La race des Iles d'Amérique va se trouver fort bien d'un tel apport de belles filles. Mais le Nouveau-Monde saura-t-il apprécier les richesses de sentiment que vous lui apportez, ma mie ? Je l'espère. En attendant, dormez en paix et cessez de vous torturer le cœur pour ce blessé qui est là...

D'un geste un peu méprisant, il désignait maître Gabriel.

– ... Je vous garantis qu'il n'est pas en danger et que vous n'aurez pas la douleur de le perdre.

La porte de l'entrepont s'était déjà refermée sur le souffle amer du vent, que les témoins de cette scène n'arrivaient pas à se remettre.

– M'est avis, dit l'horloger d'une voix lugubre, que ce pirate-là, c'est Satan en personne.

– Comment avez-vous eu l'audace de lui adresser la parole, Abigaël ? fit le pasteur Beaucaire suffoqué. Susciter l'attention d'un homme de cette espèce est dangereux, ma fille !

– Et cette allusion qu'il a faite sur la race des Iles qui bénéficierait de... quelle indécence ! protesta le papetier Mercelot en regardant sa fille Berthe avec l'espoir qu'elle n'avait pas compris.

Abigaël tenait à deux mains ses joues en feu. De sa longue vie de fille vertueuse et qui ne se savait pas belle, aucun homme n'avait eu pour elle un geste aussi osé.

– Il me... Il m'a semblé que nous devions le remercier, balbutia-t-elle...Quel qu'il soit, il a quand même risqué son bateau, sa vie, son équipage...pour nous...

Ses yeux égarés allaient du fond obscur de la batterie par où avait disparu le Rescator à maître Berne étendu.

– Mais pourquoi a-t-il dit cela ? s'écria-t-elle, pourquoi a-t-il dit cela ?...

Elle plongea son visage dans ses mains et éclata en sanglots hystériques. Aveuglée, titubante, elle écarta ceux qui faisaient cercle autour d'elle pour aller se jeter dans un coin contre l'affût d'un canon et y pleurer désespérément, à bout de nerfs.

Cet écroulement de la sereine Abigaël fut le signal, parmi les femmes, d'un moment de dépression. Leur chagrin longtemps contenu éclata. Les terreurs éprouvées au moment de leur fuite et de l'embarquement les avaient profondément secouées. Comme il est fréquent en ces cas-là, le danger passé, cris et larmes les soulageaient. La jeune femme enceinte se cognait la tête contre un des bat-flanc, en répétant :

– Je veux retourner à La Rochelle... Mon enfant va mourir...

Son mari ne savait comment l'apaiser. Manigault prit la situation en main, à la fois énergique et débonnaire.

– Allons, femmes, un peu de retenue... Satan ou pas, cet homme a raison : nous sommes las et il nous faut dormir... Cessez de crier. Je vous préviens que celle qui se taira la dernière recevra un baquet d'eau de mer à la figure.

Le calme revint subitement, général.

– Et maintenant prions, dit le pasteur Beaucaire car, faibles mortels, nous n'avons jusqu'ici songé qu'à nous lamenter, non à remercier le Seigneur de nous avoir sauvés.

Chapitre 2

Angélique avait profité du désarroi général pour se glisser au-dehors. Ayant gravi la petite échelle, elle s'arrêta, cramponnée à une balustrade proche. Le froid de la nuit, imprégné d'humidité salée, la pénétrait, mais elle n'en avait cure. L'indignation et la rage suffisaient à la réchauffer.

Les lanternes accrochées aux mâts et aux rambardes dissipaient mal l'obscurité profonde. Mais derrière l'obstacle représenté par la base du grand mât, elle pouvait distinguer les vitraux rouges de l'appartement du Rescator. C'est dans cette direction qu'elle s'avança et, d'un pas assuré, car elle retrouvait d'instinct l'habitude acquise en Méditerranée de traverser le pont mouvant d'un navire.

En chemin, elle se heurta à quelqu'un et elle faillit crier d'épouvante en sentant comme une serre brûlante se refermer sur son poignet. Au contact, elle réalisa que c'était une main d'homme et comme elle s'évertuait à la desserrer, le diamant d'une bague l'écorcha.