Выбрать главу

Les autres femmes avaient cessé d'exister pour lui, celles du présent, comme celles du passé. Il aurait été bien en peine de se rappeler leurs noms et même leurs visages. Il lui avait appris l'amour, la volupté. Il lui avait appris encore d'autres choses qu'il ne croyait pas communicables d'un homme à une femme. Des liens s'étaient tissés de leurs esprits à leurs cœurs. Il avait vu son regard changer, son corps, ses gestes. Trois années, il l'avait tenue dans ses bras. Elle lui avait donné un fils, elle en portait un second. Était-il né ? Il ne pouvait se passer d'elle alors. Il n'y avait plus qu'elle. Et maintenant, il l'avait perdue. Le lendemain, il fut si sombre qu'Abd-el-Mechrat s'informa discrètement si les divertissements auxquels il s'était livré lui avaient procuré toute satisfaction, s'il n'en retirait pas déception ou inquiétude auxquelles la science médicale pourrait remédier. Joffrey de Peyrac le rassura mais ne lui confia pas son tourment. Malgré les affinités qui existaient entre eux, il savait qu'il ne pourrait être compris. Le sentiment électif est rare chez les Musulmans, pour lesquels la femme, objet de jouissance, et sans autre intérêt que charnel, est encore ce qui se remplace le mieux par une autre femme.

Il n'en est pas de même pour un cheval ou un ami.

Joffrey de Peyrac s'évertua à chasser une obsession pour laquelle il se méprisait un peu. Il avait toujours su se dégager à temps d'une emprise sentimentale, considérant comme une faiblesse de laisser le pouvoir de l'amour prendre le pas sur sa liberté et sur ses travaux. Allaitil s'apercevoir qu'Angélique, avec ses deux mains fines, le rire de ses dents de perle, l'avait envoûté ?

Que pouvait-il faire ? Courir à elle ? Sans être prisonnier, il n'ignorait pas que, malgré les attentions dont il était l'objet, il n'était pas libre de rejeter la protection d'êtres aussi puissants que le sultan Moulay Ismaël et son vizir Osman Ferradji qui tenaient son sort entre leurs mains.

Il surmonta l'épreuve. Le temps, la patience lui permettraient un jour, se disait-il, de retrouver celle qu'il ne pourrait jamais oublier.

*****

Aussi, lorsqu'il se retrouva sur les bords de la Méditerranée, son premier geste fut-il d'envoyer un messager à Marseille afin d'obtenir des nouvelles de sa femme et de son ou de ses fils. Après avoir mûrement réfléchi, il décidait de ne pas se manifester parmi ses anciens amis et pairs du royaume de France. Depuis longtemps, ceux-ci devaient l'avoir oublié. Il s'adressa encore au père Antoine, aumônier des galères royales, lui demandant de se rendre à Paris et d'y retrouver l'avocat Desgrez. Le garçon débrouillard et intelligent, qui l'avait défendu non sans courage, lors de son procès, lui inspirait confiance. En attendant, il dut partir pour Constantinople. Auparavant, il avait pris soin de se faire fabriquer par un artisan espagnol de Bône, des masques de cuir fin et rigide qui dissimulaient son visage. Il ne tenait pas à être reconnu. Le hasard lui ferait certainement croiser des sujets de Sa Majesté le Roi de France, ainsi que des représentants de la multiple parenté qu'il possédait en tant que seigneur de haut-lignage, parmi la noblesse étrangère. Chez les seuls chevaliers de Malte, il possédait déjà deux cousins. La Méditerranée, grande lice des combats contre l'Infidèle, attirait les blasons d'Europe.

Sous les bannières barbaresques, la situation de l'ex-seigneur toulousain demeurait fort ambiguë. Chassé par les siens, il s'intégrait au monde exactement opposé, l'Islam, qui depuis des siècles, par un jeu de balance, marquait de son avance tout recul de la chrétienté. À la décadence spirituelle de celle-ci, les Turcs ottomans avaient répondu en submergeant des pays jusqu'alors profondément chrétiens : la Serbie, l'Albanie, la Grèce. D'ici quelques années ils martèleraient aux grilles dorées de Vienne-la-Catholique. Les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, après la grande Crête, puis Rhodes, ne possédaient plus que la minuscule Malte. Or, Joffrey de Peyrac se rendait auprès du Grand Turc. Aucun scrupule n'altérait sa conscience. Il ne s'agissait pas en effet d'apporter son aide de Chrétien aux ennemis d'une foi qu'il ne reniait pas. Il avait une autre idée en tête. Il lui apparaissait nettement que le désordre délirant qui régnait dans les eaux méditerranéennes était dû autant aux exactions de l'Europe chrétienne qu'aux pirateries barbaresques, ou aux conquêtes ottomanes. À tout prendre, les filouteries d'un Turc, relativement naïf dans les questions commerciales, n'égaleraient jamais celles d'un banquier vénitien, français ou espagnol. Assainir les monnaies représentait une tâche de paix à laquelle personne ne songeait. Pour ce faire, Joffrey de Peyrac tiendrait entre ses mains le contrôle des deux grands leviers de l'époque : l'or et l'argent, et il savait déjà comment il y parviendrait.

À la suite de ses entretiens avec le Sultan des Sultans et ses conseillers du Grand Divan, il installa son quartier général à Candie, dans un palais des environs de la ville. Il y donnait une fête lorsque son messager, revenu de France, se fit annoncer. Tout disparut alors de ses préoccupations du moment. Il abandonna ses hôtes pour aller au-devant du serviteur arabe :

« Viens ! entre vite. Parle... »

L'homme lui avait remis une lettre du père Antoine. L'ecclésiastique y relatait brièvement, dans un style volontairement impersonnel, les résultats de son enquête à Paris. Il avait appris par l'avocat Desgrez que l'ex-comtesse de Peyrac, veuve d'un gentilhomme que tout le monde croyait mort brûlé en place de Grève, s'était remariée avec un sien cousin, le marquis du Plessis-Bellière, qu'elle en avait eu un fils et qu'elle vivait à la Cour, à Versailles où elle occupait d'honorables charges.

*****

Il avait froissé le papier dans sa main.

Ne pas y croire d'abord ! Impossible !... Puis l'évidence qui s'imposait peu à peu tandis qu'il découvrait, comme un rideau se déchire, combien il était naïf de sa part de ne pas avoir imaginé plutôt un pareil dénouement. Quoi de plus naturel, en vérité ! Une veuve d'une beauté et d'une jeunesse éclatantes allait-elle s'enterrer dans un vieux château de province et faire de la tapisserie comme Pénélope ?

Recherchée, courtisée, épousée, paradant à la Cour du roi de France, tel devait être son sort. Pourquoi n'y avait-il pas songé plus tôt ? Pourquoi ne s'était-il pas préparé à ce choc ? Pourquoi souffrait-il tant ?

L'amour rend stupide. L'amour rend aveugle. Et c'était le savant comte de Peyrac qui seul l'ignorait.

Parce qu'il l'avait façonnée à son goût, était-ce une raison pour qu'elle n'échappât jamais à son emprise ? La vie et les femmes sont fluctuantes. Il aurait dû le savoir. Il avait péché par présomption.

Qu'elle fût son épouse par surcroît ajoutait au sentiment dont elle avait su le convaincre, qu'elle n'existait que par lui et pour lui. Il s'était laissé prendre au piège des plus subtiles jouissances que lui tendait l'esprit riche et gai de la jeune femme, prompt et courant comme l'eau des gaves. À peine goûtait-il la saveur de la sentir liée à lui par des fibres éternelles, que le sort les avait séparés. Homme rejeté, et désormais sans pouvoir, pourquoi réclamait-il la fidélité du souvenir ? La femme qu'il aimait, sa femme, son œuvre, son trésor, s'était offerte à d'autres.