Lui seul, le vieux pasteur, un peu plus maigre et blanchi par les fatigues du voyage, ne changeait pas.
– Votre sagesse est grande, pasteur.
– J'ai beaucoup été en prison, dit le vieil homme avec un soupir.
S'il avait été un ministre de sa propre religion, elle aurait aimé se confesser à lui et, sous le sceau du secret sacramental, lui dire toute la vérité et lui demander conseil. Mais même ce secours spirituel lui était refusé.
Elle se tourna vers Abigaël dont l'attitude reflétait celle de son père. Sérénité, patience.
– Abigaël, que va-t-il se passer ? Où nous mènera cette haine qui est en train de s'élever entre nous ?
– La haine est souvent le fruit de la souffrance, murmura la jeune fille.
Ses yeux résignés regardaient quelqu'un au delà d'Angélique. La silhouette massive de Gabriel Berne se découpait noire dans le halo des lanternes. Angélique voulut l'éviter, mais il la suivit et, implacable, l'obligea à se retirer avec lui vers l'extrémité obscure de l'entrepont. À l'écart ils pourraient échanger quelques mots, ce qui leur était rarement possible dans cette cohue perpétuelle...
– Ne vous dérobez pas encore une fois. Vous me fuyez. Les jours passent et je n'existe plus à vos yeux !...
C'était vrai.
Chaque jour, Angélique se sentait envahie dans tout son être par la personnalité, la présence de celui qu'elle avait aimé, qu'elle aimait toujours et auquel elle était liée en dépit de tout. Il ne pouvait plus y avoir de place en elle pour un autre homme, ne serait-ce qu'une trace d'intérêt sentimental, et elle avait, sans presque s'en rendre compte, laissé Abigaël se préoccuper de la santé de maître Berne dont les blessures l'avaient tant inquiétée au début du voyage.
Maintenant, il était guéri, puisqu'il se tenait debout, sans gaucherie apparente dans ses mouvements.
Il l'avait prise par les bras, fermement, et elle voyait briller ses yeux sans parvenir à distinguer les traits de son visage. La fièvre inusitée de ce regard était la seule chose qui le différenciait de l'homme près duquel elle avait vécu si paisiblement à La Rochelle. Mais cela suffisait pour qu'elle ressentît désormais une gêne à le voir s'approcher d'elle. De plus, sa propre conscience lui adressait des reproches.
– Écoutez-moi, dame Angélique, reprit-il d'un ton mesuré, il faut que vous choisissiez ! Celui qui n'est pas avec nous est contre nous. Avec qui êtes-vous ?
Elle riposta promptement.
– Je suis avec les gens de bon sens contre les imbéciles.
– Vos mots d'esprit de salon ne sont pas de mise ici. Et vous le savez vous-même. Quant à moi, certes, je n'ai pas le cœur à en rire. Répondez-moi sans plaisanter.
Et il crispa ses doigts sur ses bras au point de la faire hurler. Décidément, il était bien remis de ses blessures. Il avait retrouvé toute sa vigueur.
– Je ne plaisante pas, maître Berne. Devant la panique qui est en train de vous saisir tous et qui peut vous mener à des actes regrettables, je suis pour ceux qui, sans se leurrer sur les difficultés qui les attendent, font cependant confiance à l'avenir et ne se mettent pas la tête à l'envers en affolant jusqu'à nos enfants.
– Et si un jour nous nous apercevons que nous avons été trompés, il sera alors bien temps de regretter notre naïveté. Connaissez-vous les intentions de ce chef de pirates qui vous subjugue tant ? Vous les a-t-il seulement communiquées ? J'en doute fort. Quel accord pouvez-vous avoir conclu avec lui ?
Il la secouait presque, mais elle était trop tourmentée elle-même pour s'en apercevoir.
« Que sais-je de lui, en effet ? se disait-elle. À moi aussi, il m'est inconnu. Trop d'années se sont écoulées entre l'homme que je croyais connaître et celui à qui nous nous sommes confiés aujourd'hui. Sa réputation en Méditerranée ? Elle n'était pas rassurante... Le Roi envoyait ses galères contre lui. Serait-il possible qu'il soit devenu réellement un homme sans scrupules, chargé de forfaits et de crimes ? »
Elle restait muette.
– Pourquoi refuse-t-il de nous recevoir, insistait Berne, et pourquoi répond-il par le mépris à nos réclamations ? Vous croyez en lui ? Vous ne pouvez pourtant pas garantir ses actes.
– Il a accepté de vous embarquer à une heure où vos vies étaient menacées : cela suffit !
– Vous le défendrez toujours, je vois, gronda-t-il, même s'il nous vendait comme esclaves.
Mais par quel sortilège a-t-il pu vous transformer ainsi ? Quels liens, quel passé peuvent faire de vous sa créature, vous que rien n'atteignait dans votre intégrité... quand nous étions... à La Rochelle.
Le nom tomba entre eux, ressuscitant la douceur des jours où, dans le calme de la maison des Berne, Angélique comme une louve blessée avait pansé ses plaies. Ces doux souvenirs devaient avoir pour le Protestant une saveur déchirante et ineffable.
*****
Angélique était chez lui et il ne savait pas alors qu'elle portait en elle, dans son sourire lumineux, tous les délices de la terre.
Monde insoupçonné de lui – relégué plutôt, se disait-il – au fond d'un cœur trop sûr de lui-même et qui ne voulait voir dans le piège de la femme que le danger, que l'Ève tentatrice et coupable. Méfiance, prudence, léger mépris avaient été sa règle. Maintenant, il savait – parce qu'un ravisseur lui avait arraché ce trésor près duquel les richesses matérielles qu'il avait perdues ne comptaient plus. Chaque jour de cet infernal voyage creusait en lui une blessure insupportable. Il haïssait l'homme énigmatique et paré d'un charme insolite, qui n'avait qu'à s'avancer pour que l'on vît se tourner vers lui, comme un vol de mouettes, les têtes féminines.
« Toutes des femelles sans âme, se disait-il outré. Même les meilleures... même celle-ci. » Et il étreignait Angélique malgré sa réticence. La rage décuplait ses forces et le désir l'étourdissait au point qu'il n'entendait pas les paroles qu'elle lui disait en essayant en vain de le repousser. Le mot : « scandale » parvint enfin à son entendement.
– Est-ce qu'un scandale ne suffit pas pour ce soir ? suppliait Angélique. Par pitié, maître Berne, reprenez-vous... Soyez fort. Dominez-vous. Soyez un chef et un père.
Il ne savait qu'une chose, c'est qu'elle lui refusait ses lèvres, qu'elle aurait pu consentir à lui donner dans l'ombre.
– Pourquoi vous défendez-vous avec tant d'âpreté ? souffla-t-il. N'y a-t-il pas eu entre nous promesse de mariage ?
– Non, non. Vous vous êtes mépris. Cela est impossible. Cela ne se fera jamais. Maintenant je n'appartiens qu'à lui. À lui...
Il laissa retomber ses bras, comme frappé mortellement.
– Un jour, je vous expliquerai tout... reprit-elle voulant atténuer l'effet de sa déclaration, vous comprendrez que les liens qui m'unissent à lui... ne sont pas de ceux qu'on peut rompre...
– Vous êtes une misérable !
Sa haleine était brûlante. Ils chuchotèrent, ne pouvant élever la voix.
– Pourquoi avez-vous fait tout ce mal ? Tout ce mal ?
– Quel mal ? dit-elle dans un sanglot. J'ai cherché à sauver vos vies au risque de la mienne.
– C'est encore pire.
Il eut un geste de malédiction. Il ne savait plus ce qu'il voulait exprimer. Le mal qu'elle lui avait fait en étant si belle, en étant elle-même, en étant justement cette femme capable de s'immoler pour d'autres et en s'éloignant de lui après lui avoir fait entrevoir le paradis de la posséder et de l'avoir pour compagne.
*****
Angélique, sur sa couche, gardait les yeux grand ouverts. Autour d'elle les conversations avaient fini par s'éteindre. Une seule chandelle veillait sous le plafond bas, aux grosses poutrelles garnies d'anneaux et de crochets.