« Il faut absolument que j'explique à Gabriel Berne les liens qui m'unissent à Joffrey de Peyrac. C'est un homme droit et respectueux des sacrements. Il s'inclinera, tandis que me croyant seulement subjuguée par un aventurier, il est capable de se livrer aux pires extrémités pour m'arracher à son emprise. »
Si elle n'avait pas parlé tout à l'heure, c'était par crainte de déplaire aux ordres que lui avait donnés celui qu'elle persistait à considérer comme son mari. Il lui avait dit : « Ne parlez pas ». Et, pour rien au monde, elle n'eût osé contrevenir à cette consigne prononcée d'une voix étrangère et qui lui faisait passer un frisson dans le dos.
« Ne parlez pas. J'ai besoin que vous les surveilliez... S'ils savaient, ils vous prendraient pour ma complice... » Et, malgré ses propres dénégations à elle, en face des Protestants, elle ne pouvait s'empêcher de se torturer l'esprit pour essayer de découvrir le sens de ces inquiétantes paroles...
« S'il était vrai qu'il nous eût trompés... que ses projets soient criminels... qu'il n'ait plus de cœur... ni pour moi... ni pour personne... »
Le temps, en s'écoulant, loin de faire entre eux la lumière, épaississait l'obscurité.
« Ah ! qu'il me fait peur ! et qu'il m'attire ! »
Elle fermait les yeux, renversait la tête comme elle l'eût fait dans l'abandon, contre la dure paroi de bois. Derrière ce rempart battait la mer, incessante et indifférente.
« Mer... Mer qui nous emporte, écoute-nous... Mer... rapproche-nous. »
Pour rien au monde elle n'eût souhaité être ailleurs. Regrettait-elle de ne plus être la jeune comtesse de Peyrac, dans son château, entourée d'hommages et de richesses ? Assurément non. Ce qu'elle préférait, c'était d'être là, sur un navire sans nom et sans but, car ce cauchemar avait une saveur de merveilleux. Elle vivait quelque chose d'épouvantable et de magnifique à la fois qui écartelait son être. Sous la trame des incertitudes et des angoisses, elle gardait l'espoir de l'amour, un amour tel et si différent de ce qu'elle avait connu jusqu'alors, qu'il valait bien la peine d'être enfanté dans une telle douleur. Dans la transparence du sommeil, elle percevait les liens de réalités invisibles à ses yeux quand elle était éveillée.
Car ce navire portait l'amour comme il portait la haine. Angélique se voyait s'élançant, grimpant à travers des échelles interminables qui s'élevaient et se balançaient dans la nuit. Une force surhumaine la poussait vers lui. Mais une vague géante la saisissait et la projetait dans une soute béante et plus noire encore. Elle recommençait à s'accrocher à des échelons sans nombre, sa peur aggravée par la sensation lancinante qu'elle avait aussi perdu quelque chose de très précieux qui, seul, aurait pu la sauver.
C'était crucifiant : cette tempête au-dehors, ce double noir des soutes ouvertes sous ses pieds, et de la nuit au-dessus, où elle était lancée et rejetée par le roulis perpétuel et, surtout, ce sentiment intolérable de rechercher en elle le sésame qui lui donnerait la clé du songe et le moyen de s'en extirper.
Soudain, elle trouva : l'amour. L'amour dépouillé des herbes vénéneuses de l'orgueil et de la crainte. Sous ses doigts, les échelles de bois devenaient des épaules dures et inflexibles auxquelles elle s'accrochait, défaillante. Une faiblesse gagnait ses jambes. Plus rien ne la soutenait au-dessus du vide que des bras qui l'enserraient jusqu'à la douleur. Et elle était liée à lui comme une liane flexible à un tronc solide. Elle ne vivait plus par elle-même. Des lèvres étaient sur les siennes et elle y puisait son souffle avidement. Sans le baiser de ses lèvres, elle serait morte. Son corps entier avait soif de l'intarissable don d'amour que la bouche invisible lui dispensait. Toutes ses défenses étaient tombées. Son corps abandonné et livré à la violence exigeante d'un baiser d'amour était comme une algue flottant dans les courants d'une nuit sans fin. Mais plus rien n'existait que l'attouchement de deux lèvres chaudes qu'elle reconnaissait... oh ! oui, elle les reconnaissait...
Elle s'éveilla en sueur, haletante, et, redressée sur sa couche, resta la main posée sur sa poitrine à comprimer les battements de son cœur, bouleversée d'avoir pu éprouver, par le truchement d'un rêve qui arrachait tous les voiles, une sensation de volupté si puissante. Cela ne lui était pas arrivé depuis très longtemps.
C'était sans doute à cause de ce qui s'était passé dans la cale. La mélopée rituelle du primitif berçant l'accomplissement de son désir rôdait partout, se mêlant aux râles de la mer et hantant les songes des êtres endormis.
Encore en transe, elle regarda autour d'elle et distingua avec terreur à son chevet la forme d'un homme à genoux : Gabriel Berne.
– Est-ce vous, balbutia-t-elle. Est-ce vous qui... M'avez-vous... M'avez-vous embrassée ?...
Il répéta le mot à mi-voix, avec stupeur et secoua la tête.
– Je vous ai entendue gémir dans votre sommeil. Je ne pouvais dormir. Je suis venu.
L'obscurité lui avait-elle caché son extase inconsciente ? Elle dit :
– J'ai rêvé, ce n'est rien.
Mais il se rapprocha, sur les genoux, plus près encore.
Tout son corps à elle respirait l'amour insensé qu'elle venait d'éprouver, et dans l'état où il se trouvait il ne pouvait que subir l'attirance d'un appel vieux comme le monde. Des bras reprenaient Angélique, mais cette fois ce n'était plus un songe et ce n'était pas lui. Elle était assez éveillée pour le savoir. Malgré la fièvre dont elle était encore la proie, son esprit retrouvait assez de lucidité pour refuser l'étreinte étrangère. Elle supplia :
– Non.
Mais elle était comme paralysée. Elle se souvenait que maître Berne était terriblement fort. Elle l'avait vu étrangler un homme.
Appeler ! Sa gorge serrée ne laissait jaillir aucun son. Et d'ailleurs, c'était tellement affreux et inconcevable qu'elle ne pouvait croire à son acte.
Elle essaya de se débattre.
« Nous devenons tous fous sur ce bateau », songea-t-elle désespérée. La nuit les couvrait, la prudence des gestes cachait leur but, mais elle voyait l'homme progressant vers elle avec une ténacité silencieuse.
Elle eut encore un sursaut, frôla une main nue contre sa joue et, tournant la tête, mordit de toutes ses forces. Il chercha d'abord à lui faire lâcher prise et n'y parvenant pas, il gronda sourdement de douleur : « Chienne sauvage ».
Le sang coulait dans la bouche d'Angélique. Quand elle desserra enfin l'étau de ses dents, Gabriel Berne se ployait en deux, sous l'effet de la souffrance.
– Allez-vous-en, souffla-t-elle. Éloignez-vous de moi... Comment avez-vous osé ? À deux pas de nos enfants !...
Il recula.
Dans son hamac, la petite Honorine se retourna. Une vague frappa contre le sabord un coup sourd. Angélique retrouvait son souffle. La nuit finirait bien par s'écouler et le jour par se lever. Inévitables étaient les heurts au cours d'une traversée dans ce carcan de chêne d'un bateau où se trouvaient rassemblés de force des êtres violents à l'avenir incertain. Mais son esprit se calmait plus vite que son corps. Elle demeurait troublée, ne pouvait oublier que, quand elle s'était éveillée, elle était en proie au désir. Elle attendait un homme. Mais pas celui-là. De celui qu'elle aimait elle était séparée et elle lui tendait les bras. « Prends-moi contre toi... Délivre-moi, toi si fort... Pourquoi t'ai-je perdu ? Si tu me repousses, j'en mourrai ! »
Elle balbutiait des mots tout bas, berçant contre elle la chaleur de ses élans retrouvés. Comment avait-elle pu demeurer glacée devant lui ? Est-ce ainsi que se comporte une femme amoureuse ? Lui aussi avait pu croire qu'elle ne l'aimait plus. Mais, dans son rêve, elle avait reconnu ses lèvres.