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– Où courez-vous ainsi, dame Angélique ? demanda la voix du Rescator, et pourquoi vous débattez-vous de la sorte ?

C'était exaspérant de devoir toujours s'adresser à un masque. Il jouait de sa face de. cuir comme un démon. Elle n'avait pu le distinguer dans ces ténèbres et, lorsqu'elle levait le visage vers sa voix, c'était comme si elle s'adressait à la nuit.

– Où vous rendiez-vous ? Aurais-je l'insigne chance d'apprendre que c'était vers la dunette, pour m'y demander.

– Parfaitement ! éclata-t-elle. Car je voulais vous avertir que je n'admettrai pas vos allusions à mon passé devant mes compagnons. Je vous interdis, entendez-vous, je vous interdis de leur apprendre que j'ai été esclave en Méditerranée et que vous m'avez achetée à Candie, ou que j'ai fait partie du harem de Moulay Ismaël, ni rien de ce qui me concerne. Comment avez-vous osé leur déclarer cela ? C'était manquer de la plus élémentaire courtoisie envers une femme.

– Il y a des femmes qui inspirent la courtoisie, d'autres non.

– Je vous défends de m'insulter par surcroît. Vous êtes un homme grossier, sans galanterie... Un vulgaire pirate.

Elle jetait cette dernière injure en y rassemblant tout ce qu'elle pouvait de mépris. Elle avait renoncé à se dégager car, maintenant, il lui tenait les deux poignets. Les mains du Rescator étaient chaudes comme celles d'un homme bien portant et accoutumé à affronter les intempéries et les climats les plus divers et cette chaleur rayonnait en elle, qui frissonnait de malaise et d'exaspération.

Après l'avoir irritée, le contact de ces mains lui était bienfaisant. Mais elle n'était pas en état de le reconnaître. Pour l'instant, le Rescator lui semblait un être haïssable et elle avait envie de l'exterminer.

– Vous n'admettrez pas... vous m'interdisez... répéta-t-il. Ma parole, vous perdez la tête, petite mégère ! Oubliez-vous que je suis le seul maître à bord et que je peux vous faire pendre, vous jeter à la mer ou vous donner en jouet à mon équipage, si je le juge bon.

« C'est sans doute sur ce ton que vous parliez à mon bon ami d'Escrainville ? La façon dont il vous a dressée ne vous a-t-elle pas guérie de votre manie de tenir tête aux pirates ? En l'écoutant évoquer d'Escrainville, des images lui revenaient. Depuis la veille, elle vivait écartelée entre ses aventures passées, son âme présente. C'était sur ce navire, en présence de cet homme, le Rescator, qu'elle allait se trouver au confluent de toutes ses existences.

« Ah ! qu'il me lâche donc, supplia-t-elle en elle-même, sinon que deviendrai-je, son esclave, sa chose... Il me prend ma force. Pourquoi ? »

– Vous croyez-vous encore à la cour du Roi-Soleil, madame du Plessis-Bellière ? demanda le Rescator à voix basse, pour vous montrer si arrogante ? Prenez garde, vous n'avez plus derrière vous la protection de votre royal amant...

Elle céda soudain avec cette souplesse, non dénuée de coquetterie, mais aussi de franchise, qui avait souvent apaisé des fureurs plus dangereuses, éveillées contre elle.

– Monseigneur le Rescator, pardonnez mes paroles inconsidérées. Je suis folle. Il est vrai que je n'ai plus derrière moi que l'estime de mes compagnons. Quel avantage gagneriez-vous à me séparer de mes derniers amis ?...

– Votre passé vous cause-t-il si grande honte que vous trembliez ainsi à la pensée qu'ils le connaissent ?

Elle répondit et les paroles franchissaient ses lèvres sans qu'elle en eût conscience.

– Quand on arrive au mi-temps de sa vie et que l'on a beaucoup vécu, quel être humain digne de ce nom n'a, dans ses souvenirs, quelques hontes à cacher ?

– Voici qu'après la colère, vous revenez à la pure philosophie.

« Voici, songea-t-elle, qu'à nouveau je redeviens étrangement proche de cet homme. Pourquoi ? »

– Il faut que vous compreniez, reprit-elle comme si elle parlait à un ami, que la mentalité de ces Huguenots est très éloignée de la nôtre. Ils sont différents de gens comme vous ou de ceux qui composent votre équipage. Vous avez affreusement choqué cette pauvre Abigaël en lui parlant avec une pareille familiarité et s'ils découvraient que j'ai pu adopter, serait-ce malgré moi, un mode de vie aussi scandaleux...

*****

Tout à coup, il arrivait ce qu'inconsciemment elle souhaitait depuis un moment. Il l'attirait contre lui et la serrait à la briser. La tenant ainsi, il lui fit faire quelques pas et elle se trouva contre la rambarde du navire. Un mouvement du roulis lui envoya en plein visage l'éclaboussement d'une vague. Elle apercevait au-dessous d'elle le pâle échevellement de l'écume. Une lueur assourdie, celle de la lune, cachée par une couche épaisse de nuages, mais qui, par instants, filtrait à travers eux, posait sur la mer un reflet d'argent terni.

– Vraiment ? dit le Rescator. Il y a tant de différences entre ces Huguenots et mes hommes d'équipage ? Entre cet honorable pasteur à cheveux blancs que j'ai entr'aperçu et moi-même, cruel pirate de toutes les mers du monde ?... Entre la sage et pudique Abigaël et une abominable pécheresse de votre acabit ?... Tant de différences ?... Quelles différences, ma chère ?... Regardez donc autour de nous...

Un nouvel éclatement d'embruns contre la coque du navire vint mouiller le visage d'Angélique et, effrayée par le gouffre obscur sur lequel il la forçait à se pencher, elle se cramponna d'une main nerveuse à son pourpoint de velours.

– Non, fit-il, nous ne sommes pas différents. Nous ne sommes que quelques humains, tous embarqués sur le même navire, au sein de l'océan !

Ces lèvres qui lui parlaient lui semblaient dangereusement proches des siennes. Tant qu'il ne l'avait pas touchée, elle pouvait encore lui tenir tête. Mais maintenant elle s'affolait de se sentir à sa merci. Elle ne savait plus quel nom donner au singulier trouble qui la ravageait. Il y a trop longtemps qu'elle ne l'avait éprouvé. Elle se disait : peur, et c'était, désir. La pensée qu'il usait d'un pouvoir magique pour l'asservir et l'entraîner dans une situation impossible la fit se raidir.

« Si nous en sommes là ce soir, pensa-t-elle, nous deviendrons tous fous et nous nous entre-tuerons tous avant la fin du voyage. »

Et elle se détourna si bien que les lèvres du pirate effleurèrent à peine sa tempe. Elle sentit seulement le choc dur de son masque de cuir, et s'arrachant à cette étreinte oppressante, elle s'éloigna de lui, cherchant à tâtons un appui.

Elle entendit encore sa voix ironique.

– Pourquoi fuyez-vous ? J'avais seulement l'intention de vous inviter à souper. Vous pourrez vous délecter si vous êtes gourmande car j'ai un excellent cuisinier.

– Comment osez-vous me proposer cela ? fit-elle indignée. À vous écouter, on se croirait aux environs du Palais-Royal ! Je dois partager le sort de mes amis. Et maître Berne est blessé.

– Maître Berne ? Ce blessé sur lequel vous vous penchiez avec une si tendre préoccupation ?...

– C'est mon ami le meilleur. Ce qu'il a fait pour moi et pour mon enfant...

– Eh bien, à votre guise, je veux bien accepter retard sur paiement de vos dettes, mais vous avez tort de préférer votre entrepont humide à mon appartement car vous me semblez d'un naturel frileux. À propos, qu'avez-vous fait encore du manteau que vous m'aviez emprunté la nuit dernière ?

– Je ne sais plus, dit Angélique se sentant prise en faute.

Elle passa la main sur son front, cherchant à se rappeler. Elle avait dû l'oublier lorsqu'elle s'était enveloppée d'un autre capuchon que lui avait préparé Abigaël...

– ... Je... je crois que je l'ai laissé à la maison, dit-elle.

*****

Et, soudain, la maison de La Rochelle lui apparut avec son âtre éteint. Elle revit, avec netteté, les beaux meubles, les cuivres étincelants de la cuisine, les pièces ombreuses où veillait l'œil rond et limpide de précieux miroirs vénitiens et, le long des tapisseries de l'escalier, les portraits attentifs des corsaires et marchands rochelais. La nostalgie de cet asile où elle n'avait régné qu'à titre de servante, voici tout ce qu'elle emportait du Vieux Monde ! Derrière la paix de cette image les lampions de Versailles s'estompaient, l'âpreté de ses luttes et jusqu'à l'amertume que pouvait susciter en elle la pensée du Château des Plessis, avec ses ruines noircies, au sein du Poitou, sa province ravagée, et pour longtemps maudite.