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Il devait alors se méfier des philtres magiques qu'elles essayaient de lui faire boire et de leurs ruses serpentines. « Tu es trop fort, gémissaient-elles dépitées, tu vois tout, tu devines tout. Ce n'est pas juste. Moi je suis si petite. Je ne suis qu'une femme qui veut rester à ton ombre ». Il riait alors, baisant de belles lèvres pulpeuses qui n'avaient pas pour lui plus d'importance qu'un fruit rapidement savouré, et repartait en mer.

À l'occasion, la réputation d'une nouvelle beauté viendrait piquer sa curiosité, et il chercherait à l'acquérir.

Le marchand de Mylos, en lui parlant de la captive aux yeux verts, l'avait amusé, avec son enthousiasme levantin pour « la qualité de la marchandise ». Unique ! Admirable !... Chamyl Bey, l'eunuque blanc, pourvoyeur des harems du Grand Turc était sur les rangs. Pour cette seule raison, monseigneur le Rescator se devait d'entrer en lice. Mais il ne serait pas trompé... Qu'il en juge ! La race ? Une Française, c'était tout dire. La qualité ? Surprenante. Il s'agissait d'une authentique grande dame de la Cour de Louis XIV. En secret, et pour ceux qui étaient vraiment décidés à y mettre le prix, on chuchotait que c'était même l'une des favorites du roi de France. Sa démarche, son maintien, son langage ne trompaient pas et s'alliaient à toutes les beautés qu'on peut attendre : une chevelure d'or, des yeux clairs comme l'eau marine, un corps de déesse. Son nom ? Après tout, pourquoi ne pas le dire, pour authentifier un grand secret : marquise du Plessis-Bellière. Un très grand nom, disait-on. Rochat, le consul de France, qui l'avait vue et s'était entretenu avec elle, était formel à ce sujet. Stupeur ! Après s'être assuré par des questions pressantes que son interlocuteur n'affabulait pas, le Rescator s'était littéralement précipité pour appareiller pour Candie, toutes affaires cessantes. En chemin, il avait appris les circonstances qui avaient amené cette jeune femme entre les mains des marchands d'esclaves. Elle se rendait à Candie pour affaires, d'autres disaient pour rejoindre un amant. La galère française qui la portait avait fait naufrage et le marquis d'Escrainville, cet écumeur des mers, l'avait recueillie sur une barque et, avec elle, sa plus belle chance de petit pirate. Chacun prévoyait que les enchères monteraient de façon vertigineuse.

Pourtant, il avait fallu qu'il la vît pour y croire. Malgré son sang-froid, il conservait un souvenir imprécis de cet instant où il avait su à la fois que c'était bien elle et qu'elle était sur le point d'être vendue. D'abord, arrêter les enchères, arracher d'un seul chiffre le marché. 35 000 piastres. Une vraie folie !

Et puis la couvrir, la dérober aux regards. Alors seulement, il l'avait sentie, il l'avait palpée, bien vivante, réelle. Il avait vu également, au premier coup d'œil, qu'elle était à la limite de sa résistance nerveuse, une femme à bout, affolée par les menaces et les brutalités de ces ignobles marchands de chair humaine, une femme comme toutes celles qu'il avait ramassées, pantelantes, sur les marchés de la Méditerranée. Elle ne le reconnaissait pas, égarée, affolée...

Alors il avait décidé d'attendre pour se démasquer, de l'avoir d'abord arrachée à l'assemblée avide et curieuse qui les entourait. Il l'emmènerait dans son palais, lui ferait donner des soins et, quand elle s'éveillerait, il serait là, à son chevet. Hélas, son romanesque projet avait été déjoué par Angélique elle-même. Pouvait-il imaginer qu'une créature aussi traquée, aussi à bout-, allait trouver la force de lui filer entre les doigts, à peine sortie du batistan ? Elle avait des complices qui avaient mis le feu au port. Peu à peu, parmi les décombres fumants, la vérité s'était fait jour. On avait aperçu une barque d'esclaves profitant du désordre de l'incendie pour s'éloigner. Elle était parmi eux ! Malédiction ! Sa fureur d'alors rejoignait assez celle qu'il éprouvait aujourd'hui. Et il pouvait se dire que s'il devait à Angélique ses plus grandes douleurs, il lui devait aussi ses plus violentes colères. Comme à Candie, il se reprenait à maudire le sort. Elle s'était enfuie et cinq années avaient suffi pour qu'il la perdît à tout jamais. Le destin la lui avait rendue, certes, mais après en avoir fait une femme toute nouvelle qui ne lui devait plus rien. Comment reconnaître la délicate elfe des marais poitevins ou même l'esclave émouvante de Candie, dans une amazone dont le langage même lui était incompréhensible. Elle était possédée d'une flamme bizarre qu'il s'expliquait mal.

Encore aujourd'hui, il se demandait pourquoi elle voulait, avec une telle force, une telle fièvre, sauver tous « ses » Protestants, lorsqu'elle s'était présentée à lui, échevelée, dure, ruisselante. Elle n'était même pas une épave de la vie. Là encore, elle lui aurait inspiré au moins de la pitié. Il aurait mieux compris que la seule crainte de tomber entre les mains des gens du Roi, s'il était vrai que sa tête était mise à prix, la jetât à ses pieds pour sauver sa vie et celle de sa fille. Il l'aurait mieux accueillie, lâche, pétrie de peur, avilie, que si parfaitement étrangère à son passé. Avilie ! Après tout, elle l'était. Une femme qui avait roulé on ne savait plus trop où, indifférente au sort de ses fils, et qu'il retrouvait nantie d'une bâtarde, née d'un inconnu. Il ne lui suffisait donc pas de s'être promenée follement en Méditerranée, pour courir après quelque galant. Chaque fois, quand il paraissait pour la tirer d'un mauvais pas, elle trouvait le moyen de le fuir étourdiment, afin de se jeter dans des dangers plus grands encore : Mezzo Morte, Moulay Ismaël, l'évasion dans le Rif. À croire qu'elle collectionnait par plaisir les pires aventures. Une inconscience qui frisait la sottise. Hélas, il fallait se rendre à l'évidence. Oui, elle était sotte, l'infirmité de la plupart des femmes. Non contente d'en être sortie indemne, elle s'était lancée dans une rébellion contre le roi de France. Quel diable la possédait ? Quel génie de se détruire ? Est-ce le rôle d'une femme, mère de famille, de lever des armées ? Ne pouvait-elle rester à filer la quenouille dans son château, au lieu de se livrer à la soldatesque. Ou même, à la rigueur, continuer à faire la coquette à Versailles, à la Cour du Roi. On ne devrait jamais laisser les femmes présider seules à leur destinée. Angélique, pour son malheur, manquait de cette qualité musulmane qu'il avait appris à respecter, celle de savoir s'abandonner parfois au destin, de laisser agir les forces invincibles de l'Univers. Non. À Angélique, il lui fallait diriger les événements, les prévoir et les mener à sa guise. Voilà où était le mal, chez elle. Elle était trop intelligente, pour une femme !

*****

Parvenu à ce point de ses réflexions, Joffrey de Peyrac mit sa tête dans ses mains et se dit qu'il ne comprenait rien, mais absolument rien aux femmes, en général, et à sa femme en particulier.

Le grand maître en l'art d'aimer que les troubadours du Languedoc se plaisaient à consulter, le subtil chapelain, n'avait pas non plus tout dit, car il n'avait pas assez connu la vie. Et à lui-même, Joffrey, les livres, les philosophies et les expériences de science n'avaient pas encore tout enseigné. Ainsi, le cœur de l'homme demeure toujours une cire vierge, si savant qu'il puisse s'imaginer...

Il s'apercevait qu'en ces quelques minutes, il venait d'accuser sa femme d'être stupide et trop intelligente, de s'être donnée au roi de France et de l'avoir combattu, d'être d'une faiblesse insigne, et d'une énergie anormale, et il devait constater que toute la discipline cartésienne qu'il se plaisait tant à accepter comme sienne le laissait, en définitive, impuissant, lui au cerveau lucide et masculin, en fait incapable de voir clair en lui-même. Il ne sentait que sa colère et sa douleur.