Contre toute logique, ce viol qu'elle avait subi lui apparaissait comme l'ultime trahison, car la jalousie et l'instinct de possession primitifs hurlaient le plus ton en lui. Il se révoltait, il criait au fond de son cœur : « Ne pouvais-tu agir en sorte de te préserver pour moi ? »
Et, puisqu'il était l'homme vaincu par le sort et qui ne pouvait la défendre, au moins qu'elle ne s'exposât pas.
Toute l'amertume de sa défaite, il la goûtait aujourd'hui. Vae victis. Soudain, il comprenait le sentiment qui pousse certaines tribus sauvages de l'Afrique à défigurer leurs propres femmes en leur faisant porter aux lèvres des plateaux de cuivre afin que le vainqueur qui les razzie ne puisse tenir entre ses bras que de hideuses créatures...
Elle était trop belle, trop charmeuse. Plus dangereuse encore lorsqu'elle ne s'en donnait pas la peine et que le pouvoir de ses yeux, de sa voix et de ses gestes semblait sourdre d'elle comme une source naturelle.
La pire des coquetteries, au fond, la plus désarmante !...
*****
– Monseigneur, pardonnez-moi !
Son ami, le capitaine Jason, était devant lui.
– J'ai frappé à plusieurs reprises ; vous croyant absent, je suis entré.
– Oui.
S'il était capable d'éprouver de violentes colères, jamais le grand chef des mers qu'était devenu le Rescator ne les extériorisait. Sa tension intérieure pouvait se deviner, pour ceux qui le connaissaient très bien, à la flamme du regard, habituellement allègre ou passionnée, et soudain changée, devenue fixe et terrible.
Jason ne s'y trompa pas. Il y avait d'ailleurs, estimait-il lui-même, de multiples raisons pour susciter le changement d'humeur du maître. Rien n'allait plus à bord ! Tant pis si un éclat survenait. Cela permettrait de mettre les choses au point avant qu'elles ne tournent totalement à la saumure.
D'un geste de la main, le second capitaine désigna, maussade, un énorme ballot que des marins qui l'accompagnaient venaient de déposer à terre pour s'en aller aussitôt. Des pans d'une vieille couverture de poils de chameau, s'échappait un incroyable bric-à-brac. Des diamants bruts dont l'éclat résineux voisinait avec celui de vulgaires bouchons de carafe, des bijoux d'or primitifs, une outre puant le bouc et encore gonflée d'un résidu d'eau douce et certainement nauséabonde, un Coran tout poisseux d'humidité et de graisse auquel était attachée l'amulette ou « baraka ».
Joffrey de Peyrac se pencha pour ramasser le sachet de cuir et l'ouvrit. Il renfermait un peu de musc de La Mecque et un bracelet en poils de girafe sur lequel étaient fixés, en breloques, deux crochets de vipère cornue.
– Je me souviens de ce jour, au pays des Ashantis, où Abdullah a tué la vipère qui se glissait vers moi, dit-il songeusement, je me demande...
– Oui, c'est ce que je ferais aussi, coupa Jason contre toute discipline et habitude. On mettra donc sa baraka sur sa poitrine et on le coudra dans sa plus belle djellaba.
– Puis, au crépuscule, on le descendra dans la mer. Encore que son âme aurait été bien plus heureuse si on l'avait enterré...
– Ce sera quand même une satisfaction pour ses frères musulmans du bord qui s'attendent à ce qu'il soit traité comme un chien, parce que pendu.
Joffrey de Peyrac considéra avec attention son second. Visage grêlé, bouche amère. Ses yeux étaient froids et faisaient songer à des pierres d'agate. Dix années de navigation le liaient à ce garçon trapu et taciturne.
– L'équipage murmure, dit Jason. Oh ! certes, ce ne sont pas tellement nos anciens compagnons d'Orient qui font la mauvaise tête, que les nouveaux, surtout ceux que nous avons dû engager au Canada et en Espagne pour compléter l'effectif du Gouldsboro. Nous sommes près de soixante. C'est dur de tenir en main une telle racaille. D'autant qu'ils voudraient bien savoir ce que vous mijotez. Ils se plaignent de n'avoir pas relâché aussi longtemps que prévu à Cadix et de n'avoir pas touché leur part de l'or espagnol repêché par nos plongeurs maltais au large de Panama... Ils disent aussi que vous leur interdisez de courir leur chance auprès des femmes qui sont à bord... mais que vous vous offrez la plus belle...
Ce reproche grave, que le second ne jetait pas en l'air, eut le don de faire éclater de rire le maître du Gouldsboro.
– Parce que c'est la plus belle, n'est-ce pas ? Jason...
Il savait que son rire achèverait de mettre hors de lui le capitaine, que rien au monde ne parvenait à dérider.
– C'est la plus belle ? répéta-t-il incisivement.
– Je n'en sais fichtre rien, grogna l'autre furieux. Ce que je sais, c'est qu'il se passe de mauvaises choses sur ce navire et que vous ne les voyez pas parce que vous êtes obsédé par cette femme.
Le mot fit sursauter M. de Peyrac. Il cessa de rire et fronça les sourcils.
– Obsédé ? M'avez-vous jamais vu obsédé par une femme, Jason ?
– Certes non. Par aucune... Mais bien par celle-ci. Ne vous a-t-elle pas fait faire assez de sottises à Candie et ensuite ? Que de démarches sans but ! Que d'affaires mal traitées parce que vous vouliez à tout prix la retrouver, sans vous occuper du reste.
– Avouez qu'il est fort normal que l'on cherche à rattraper une esclave qui vous a coûté 35 000 piastres.
– Mais il y avait autre chose, dit Jason têtu. Quelque chose que vous ne m'avez jamais confié. Qu'importe ! C'était le passé. Je la croyais bel et bien disparue, morte, enterrée. Et la voici qui reparaît.
– Jason, vous êtes un misogyne impénitent. Parce qu'une garce, jadis, que vous aviez eu l'imprudence d'épouser vous a fait envoyer aux galères, afin de pouvoir filer le parfait amour avec son amant, vous vouez à la race féminine une haine qui vous a fait perdre bien d'agréables occasions. Que de pauvres maris, liés à de tristes mégères, envieraient votre liberté reconquise dont vous profitez si mal !
Jason demeurait sombre.
– Il y a des femmes qui vous inoculent un poison dont on ne saurait guérir. Vous-même, monseigneur, êtes-vous certain de demeurer toujours à l'abri de ces tourments ? Votre esclave de Candie me fait peur... Là.
– Son aspect actuel devrait pourtant vous rassurer. J'ai été fort étonné, et même un peu déçu, je l'avoue, de la retrouver sous le bonnet de bourgeoise prude.
Mais Jason secouait la tête avec énergie.
– Piège encore, monseigneur ! Je préfère une franche odalisque, dans sa nudité, aux sournoises qui se voilent et semblent vous promettre le paradis dans un seul regard. Leur grossier poison de vient alors essence subtile... trop subtile pour que vous puissiez la discerner et vous en méfier. Essence ? que dis-je ?... Quintessence !
Joffrey de Peyrac l'écoutait en se caressant le menton, pensivement.
– Étrange ! Jason ! murmura-t-il, très étrange ! Je croyais qu'elle ne m'intéressait plus... mais plus du tout.
– Hélas, fit Jason lugubre. Si cela pouvait être ! Mais nous sommes loin du compte...
Joffrey de Peyrac le prit par le bras, pour l'entraîner au-dehors, sur le balcon.
– Venez... Les « richesses » de mon pauvre Abdullah empuantissent ma cabine.
Il se perdit en contemplation devant le ciel qu'on aurait dit de pastel orangé, alors que la mer conservait des teintes froides et dures.
– Nous approchons... Vous allez tâcher de rassurer les hommes. Vous leur ferez remarquer que l'or espagnol est toujours à bord. Dès que nous aurons touché terre, dans quelques jours, je leur ferai verser une avance sur les prochaines négociations.
– Ils seront payés, puisqu'ils l'ont toujours été. Mais ils sentent qu'il y a eu une traversée de perdue. Pourquoi ce départ précipité sur La Rochelle ? demandent-ils. Pourquoi avoir embarqué ces gens qui nous encombrent et pour lesquels on se prive, et dont on ne tirera pas un liard, car on voit bien qu'ils n'ont que leurs chemises sur le dos ?