Ecartant des haillons jetés dans un coin, et quelques bottes de paille, Mme Anna découvrit une dizaine de mousquets empilés, ainsi que des sacs de petit plomb et un baril de poudre.
– Qu'en pensez-vous ?
– Ce sont des mousquets...
Angélique regardait les armes avec malaise.
– À qui appartiennent-ils ?
– Je ne sais. Mais je pense que ce n'est pas un endroit pour ranger des armes sur un navire où la discipline me semble assez stricte.
Angélique avait peur de comprendre.
– Mon neveu m'inquiète, reprit tante Anna, sautant apparemment à un autre sujet. Vous n'êtes pas étrangère, dame Angélique, à l'altération de son caractère. Mais il ne faudrait pas que sa déception le porte à des actes déraisonnables.
– Voulez-vous dire que ce serait maître Berne qui aurait déposé ces armes ici ? Dans quel but ? Et comment aurait-il pu se les procurer ?
– Je n'en sais rien, dit la vieille demoiselle en hochant la tête. Mais j'entendais l'autre jour M. Manigault déclarer : Piller un pillard n'est pas péché.
– Est-ce possible ? murmura Angélique. Nos amis envisageraient-ils de porter préjudice à celui qui les a sauvés ?
– Ils le soupçonnent fort de leur vouloir du mal.
– Qu'ils attendent au moins d'en être sûrs.
– Ils disent qu'après, il sera trop tard.
– Quels sont leurs projets ?
La sensation d'être observées les fit s'interrompre. Derrière elles, deux matelots, surgis comme par miracle de l'ombre du réduit, les surveillaient avec méfiance. Ils n'avaient pas l'air contents. Ils se rapprochèrent en parlant avec volubilité en espagnol. Angélique comprenait suffisamment leur langue.
Elle battit en retraite avec tante Anna en lui chuchotant :
– Ils disent que ces armes sont à eux et que nous n'avons pas à nous en occuper, et que les femmes bavardes on leur tranche la langue...
Elle ajouta, un peu soulagée.
– Vous voyez ! Vos impressions étaient fausses. Il s'agit des armes de l'équipage.
– Les armes de l'équipage n'ont pas à traîner sous des bottes de paille, répéta tante Anna péremptoire, je sais aussi ce que j'avance. Nos ancêtres étaient corsaires. Et pourquoi ces malotrus parleraient-ils de nous couper la langue s'ils avaient bonne conscience ? Dame Angélique, à l'occasion, ne pourriez-vous parler à monseigneur le Rescator de ce que je vous ai montré aujourd'hui ?
– Me croyez-vous tellement dans ses bonnes grâces pour oser aller lui donner des conseils à propos des agissements de ses hommes ? Je serais bien reçue. Il est bien trop orgueilleux et dédaigneux pour écouter une femme quelle qu'elle soit !
Son amertume perçait. Chaque fois qu'on s'adressait à elle comme à l'éminence grise du pouvoir, elle mesurait à quel point celui auprès duquel elle aurait dû recommencer à vivre cœur à cœur la tenait, en réalité, hors de son existence.
– J'aurais cru... dit Mme Anna pensivement. Il y a pourtant entre vous et cet homme quelque chose qui vous rapproche. Votre passé, n'est-ce pas... ? Vous êtes à sa ressemblance. J'ai compris dès que je l'ai vu que mon pauvre Gabriel n'avait plus aucune chance auprès de vous. Je reconnais par contre que votre commandant inspire quelques craintes à nos coreligionnaires, et qu'il ne se donne pas de peine pour les dissiper. Mais j'accorderais cependant confiance à ses initiatives. C'est curieux. Je suis persuadée que ce sont celles d'un homme sage et qui cherche le bien. Et puis... c'est un grand savant.
Ses joues rosirent comme si elle se reprochait un enthousiasme suspect.
– Et il m'a prêté des livres exceptionnels.
D'une écharpe de soie où elle les avait pieusement emmaillotés, elle tira deux volumes à tranches rouges, reliés de cuir.
– Ce sont des exemplaires rarissimes : « Principes de géométrie analytique » de Descartes, de « De revolutinibus orbium caelestrum » de Copernic. J'avais toujours rêvé d'en faire la lecture en France. Je n'ai jamais pu les trouver même à La Rochelle. Et c'est le Rescator qui me les prête en plein océan. Curieux !
Mme Anna s'installait à terre, sur sa mante pliée, sa maigre échine appuyée aux parois inconfortables.
– Je n'irai pas à la promenade ce soir. J'ai hâte d'avoir terminé ces traités. Il m'a promis de m'en prêter d'autres...
Angélique comprit que la docile demoiselle avait rarement été aussi heureuse.
« Joffrey a toujours su se concilier les femmes, se dit-elle. En cela, je le reconnais bien. »
Elle reconnaissait aussi son talent à bouleverser les gens, à faire d'un homme calme comme maître Berne, un enragé, et d'une mégère comme Mme Manigault, une femme presque indulgente.
Tout était changé et positivement à l'envers. À terre, Angélique avait toujours eu les hommes pour elle, alors que les femmes lui faisaient plutôt grise mine. Voici que les femmes paraissaient se rapprocher d'elle alors que les regards des hommes la traitaient en ennemie. Un vieil instinct, sans doute très enfoui, les avertissait qu'un ravisseur – et précisément d'une autre espèce que la leur – s'était interposé entre elle et eux ; jusqu'où cette rancune sur laquelle se greffaient de la méfiance et des doutes plus matériels, les conduirait-elle ?...
*****
La petite Honorine éclatait d'orgueil caché. Elle avait enfin découvert un protecteur masculin et puissant à bord de ce bateau de malheur qui non seulement la jetait par terre en tous sens – elle avait des bosses sur le nez, sur le front – mais où tout le monde, y compris sa mère, se désintéressait soudain d'elle.
Pour fuir ce monde pis que méchant, car indifférent, elle avait sauté dans la mer où les vagues la porteraient dans un pays où elle trouverait des garçons grands et forts qui seraient ses frères et un homme encore plus grand et plus fort qui serait son père. Mais la mer aussi l'avait trahie et s'était enfoncée sous ses pas confiants. La mer, qui continuait à porter les glaces et les oiseaux, n'avait pas voulu la porter, elle. Les oiseaux étaient devenus méchants et avaient cherché à lui arracher les yeux. Mais alors avait surgi des flots un ami au visage de hérisson. C'était « Cosse de Châtaigne ». Il avait chassé l'oiseau de mer et l'avait prise dans ses bras au moment où toute la mauvaise eau salée lui entrait dans la bouche.
Puis « Cosse de Châtaigne » l'avait ramenée sur le bateau où, toute la soirée, sa mère s'était occupée d'elle. Et maintenant, il lui restait « Cosse-de-Châtaigne » qui portait des rigoles noires et enflées à la place des blessures faites par l'oiseau. Honorine y passait ses petits doigts légèrement. « Pour te guérir », disait-elle.
À son tour, le Sicilien avait été frappé par la médaille de la Vierge qu'elle portait au cou.
– Per Santa Madona, è cattolica, ragazzina carina ?...
Honorine ne comprenait pas et ne s'en souciait guère. Le ton suffisait à la combler de félicité.
– Est-ce que tu es mon père ? lui demanda-t-elle, prise d'une espérance subite.
Le Sicilien parut étonné puis il éclata de rire. Il secoua négativement la tête avec des explications volubiles et une mimique navrée, d'où elle conclut qu'il n'était pas son père et qu'il le regrettait bien.
Jetant autour de lui un regard circulaire, il porta la main à sa ceinture, en tira son couteau. De sa chemise d'Italie, blanche rayée de rouge, il sortit un objet, dont il trancha le lacet, et qu'il pendit au cou d'Honorine, fort intéressée. Puis, voulant s'offrir le plaisir de la contempler avec plus d'éclairage, il la poussa dans un rai de soleil rougeâtre. L'effet lui parut satisfaisant. Il chuchota.