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– Toi, ne dis pas qui a donné ça. Tu lé zourres. Sputo ! Sputo !

Et comme Honorine ne comprenait pas, le matelot cracha par terre, l'invitant du geste à l'imiter, ce qu'elle fit avec délice. Le matelot s'éloigna, un doigt sur les lèvres, car il apercevait Angélique à la recherche de sa fille.

Honorine était doublement heureuse. Car elle avait un autre ami et on recommençait à lui faire des cadeaux. Dans la poche de son tablier elle fouilla et retrouva la pierre brillante que lui avait donnée l'Homme Noir. Vivement elle la renfonça, d'un air farouche, en voyant surgir sa mère et elle affecta de ne pas la voir venir.

Un rayon de soleil accusait le roux des cheveux de la petite fille, et Angélique remarqua tout de suite, en contraste, l'éclat d'une chaînette d'or vert, sur le cou de l'enfant, qui supportait un pendentif contenant sans doute des reliques : des parcelles de la vraie croix ou de quelque instrument de supplice d'un saint martyr, car on remarquait les esquilles de bois collés.

– Où as-tu trouvé ce bijou, Honorine ?

– On me l'a donné.

– Qui cela ?

– Ce n'est pas l'Homme Noir qui me l'a donné.

– Mais qui ?

– Je ne sais pas.

Près de la chaînette d'or, il y avait la petite médaille d'étain, accrochée au cou de l'enfant trouvée par les religieuses de l'hospice de Fontenay-le-Comte et qu'Angélique n'avait jamais osé lui enlever, afin de se souvenir, et en signe de réparation.

– Ne mens pas. Ce pendentif n'est pas tombé du ciel pourtant.

Honorine eut la vision de l'océan gris ayant ravi au ciel le bijou. Elle dit d'un air assuré.

– Si. C'est l'oiseau qui le tenait dans son bec. Il a dû le lâcher et il est tombé sur mon cou.

Puis elle cracha par terre et dit d'un air buté :

– Par Santa Madona, ze lé zourre.

Angélique fut partagée entre l'envie de rire, de se fâcher et de poursuivre son enquête. L'enfant avait-elle à nouveau volé ?

Elle la prit dans ses bras et la serra très fort. Elle la sentit lui échapper.

– Je voudrais bien trouver mon père, dit Honorine. Il doit être très bon, alors que toi tu es si méchante !

Angélique soupira. Décidément, de sa fille à son mari, on ne lui pardonnait pas facilement la moindre de ses défaillances...

– Garde tes bijoux, après tout ! dit-elle. Tu vois que je ne suis pas si méchante que ça.

– Si, tu es très, très méchante, insista Honorine implacable. Tu te sauves toujours, ou bien alors, c'est ta tête qui se sauve et me laisse seule. Alors je pense que je vais mourir et je m'ennuie.

– On ne s'ennuie jamais quand on est une petite fille. La vie est toujours belle. Tu vois, l'oiseau t'a déjà apporté un cadeau.

Honorine pouffa en se cachant contre l'épaule d'Angélique. Elle était enchantée de découvrir sa mère si crédule.

Tout allait mieux ce soir.

– Le bateau est gentil, dit-elle. Il ne bouge plus.

– C'est vrai.

Angélique retint un nouveau soupir en jetant un regard sur l'étendue huileuse et si inhabituelle de la mer.

Le soir tombait dans une lueur de début du monde, orangée et pulpeuse, douce et lourde, et pourtant froide comme une menace.

Des îles noires et grises, en mirage, plongeaient et replongeaient entre les vaguelettes mordorées.

Leurs mouvements incessants prenaient des allures de danse de ballet. « Je rêve », se dit Angélique, qui avait envie de se frotter les yeux.

Une voix tomba des haubans, celle du Sicilien :

– Ohé, bambini. Des cachalots !

Les enfants qui jouaient aux fléchettes dans la « grand-rue » se précipitèrent. Angélique fut entourée de leur bande piaillante. Les plus grands hissaient les plus petits afin qu'ils puissent admirer le spectacle.

C'était bien, en effet, les cachalots qu'elle avait pris tout à l'heure pour les îles. Les immenses corps noirs et luisants apparaissaient puis replongeaient et glissaient entre deux eaux, dont la transparence agrandissait encore leurs silhouettes monstrueuses. L'on en vit une, tout à coup, magnifiquement émergée, silhouette noire au dôme puissant que couronnait un prompt geyser de vapeur et que terminait la queue puissante, droite comme un gouvernail.

– La baleine de Jonas, cria un petit garçon, en trépignant, la baleine de Jonas !

Il débordait de joie.

– Je voudrais toujours vivre sur ce bateau, dit une des fillettes.

– Je ne voudrais jamais arriver, renchérit une autre.

Angélique, qui se passionnait, elle aussi, pour les évolutions des cachalots, cueillit les appréciations des petites demoiselles, avec ébahissement.

– Alors, vous êtes contentes d'être sur le Gouldsboro ? interrogea-t-elle.

– Oh ! oui, firent en chœur les enfants.

Elle chercha l'approbation des plus grands.

Séverine, si secrète d'ordinaire, s'avança :

– Oui, ici nous sommes tranquilles. On ne risque plus de nous envoyer au couvent. On ne nous ennuie plus avec toutes ces pages de théologie que ma tante me donnait à apprendre à l'île de Ré. Ici nous avons le droit de penser nous-mêmes.

Elle soupira avec soulagement. Séverine, l'anxieuse, était libérée. Le poids de l'angoisse qu'elle traînait depuis son enfance était tombé de ses frêles épaules comme un manteau de plomb.

– Aussi, on ne risque plus d'aller en prison, dit Martial.

Depuis le début du voyage, Angélique s'était étonnée du courage des enfants, en général. Ils n'étaient ni hargneux, ni pleurards, comme on aurait pensé les trouver. S'ils tombaient malades, ils avaient le bon esprit d'en guérir vite. C'était les parents par contre qui geignaient et se plaignaient de la pétulance de leur progéniture. Pardi, ils savaient eux, les enfants, qu'ils avaient échappé au pire. De plus, ils n'avaient jamais été aussi libres que sur ces quelques arpents de planches. Plus d'école, plus de longues stations devant l'écritoire, ou devant la Bible.

– Si nos pères nous laissaient un peu grimper dans les haubans et participer à la manœuvre, ce serait encore mieux, commenta Martial.

– Moi, un matelot m'a appris des nœuds que je ne connaissais pas, dit un des fils de Carrère, l'avocat.

Les aînés, pourtant, marquaient une certaine réticence. Séverine dit :

– Dame Angélique, est-ce vrai que le Rescator veut notre malheur ?

– Je ne crois pas.

Elle posait sa main sur l'épaule fluette. Le visage levé de Séverine respira la confiance et l'espoir. Comme à La Rochelle, Angélique éprouvait à regarder les enfants ce sentiment de pérennité qui la rassurait sur la fugacité de l'existence. De les aider à survivre justifiait sa vie.

– Ne vous souvenez-vous donc pas que lui et ses hommes vous ont sauvés des dragons du Roi qui nous poursuivaient ?

– Oui. Mais nos pères disent qu'ils ne savent où il nous mène.

– Vos pères sont inquiets parce que le Rescator et ses hommes sont très différents de nous. Ils parlent un autre langage, ils ont d'autres coutumes. II est parfois difficile de s'entendre quand on ne se ressemble pas.

Martial eut une parole d'une sagesse profonde.

– Mais le pays où nous allons est aussi différent de celui que nous avons connu. Il faudra bien nous y habituer. Nous voguons vers d'autres cieux.

Le petit Jérémie, qu'Angélique aimait parce qu'il ressemblait à Charles-Henri, rejeta de côté la mèche blonde qui voilait son regard bleu, et s'écria.

– Il nous emmène vers la Terre Promise.

Angélique sentait son cœur s'alléger. Par-delà l'âpre combat qu'il fallait livrer aux éléments et aux passions humaines déchaînées, les voix des enfants, comme le chœur des anges, s'élevaient et répétaient.