Cantor ! N'était-ce pas aussi le prénom du fils qui lui était né après sa pseudo-exécution et dont il avait appris l'existence par la lettre du révérend père Antoine, reçue à Candie ? Durant les années précédentes, Peyrac s'était parfois demandé si l'enfant qu'attendait Angélique avait été un garçon ou une fille.
Souci alors mineur parmi tous ceux qui l'assaillaient. Ç'avait donc été un garçon. Quand il l'avait su, la nouvelle n'avait pas tellement retenu son attention, tant il était alors sous le coup d'une plus cuisante annonce : celle du remariage de sa femme. Mais maintenant, devant ce nom surgi inopinément, il méditait : Cantor de Morens... Il ne pouvait donc s'agir que de ce fils « posthume ». Il fit prendre d'autres renseignements et le doute fut écarté. L'enfant était bien âgé de neuf ans. C'était le beau-fils du maréchal du Plessis-Bellière.
L'intention première du Rescator était été de se dérober aux intentions belliqueuses de l'amiral de Vivonne. Prévenu, il irait se retrancher au delà de Candie et de Rhodes, et attendrait pour reprendre ses croisières que l'escadre eût fini de patrouiller et se lassât de poursuivre un fantôme.
Mais la présence du petit Cantor transforma ses projets. La mer lui envoyait son fils. Chaque heure, chaque jour, le désir de se trouver en face de cette incarnation de son passé l'envahit. Son fils et le fils d'Angélique. Conçu par une de ses nuits toulousaines, folles et délicieuses, dont il n'arrivait pas à rejeter entièrement la nostalgie. C'était un peu avant leur départ pour Saint-Jean-de-Luz où il avait été sournoisement arrêté par les sbires du Roi, que la petite vie avait dû commencer à se développer en elle. Au sein de sa chair douce et féconde, dont l'émoi hantait ses souvenirs. Voir ce fils, né de leur amour brisé.
Et, surtout, le reprendre.
Implacable, sa volonté se fit jour. Il avait remarqué avec aigreur qu'on avait nommé l'enfant Morens et non Peyrac et qu'on lui devait considération, non parce qu'il était le fils d'un grand seigneur d'Aquitaine, mais seulement le beau-fils du maréchal du Plessis. Le Rescator donna aussitôt l'ordre d'appareiller. Il arriva en vue de l'escadre française. Il voulait parlementer, offrir un échange. Mais l'amiral de Vivonne apprenant que le pirate qu'il avait ordre de couler corps et biens avait encore l'audace de venir ainsi jusqu'à lui, fit jeter son plénipotentiaire à la mer et lui envoya sans sommation une bordée de francs boulets. Touché dans ses œuvres vives, l'Aigle des Mers connut un mauvais quart d'heure. De plus il était contraint d'engager le combat. Heureusement, les lourdes galères manœuvraient comme des sabots lestés de cailloux. Sur l'une d'elles se trouvait Cantor. Joffrey de Peyrac s'arrangea pour l'isoler des autres mais dans le feu du combat, la galère fut irrémédiablement atteinte. Fou d'inquiétude, sachant avec quelle rapidité un navire disparaît dans les flots, raide comme une pierre, il avait envoyé ses janissaires les plus dévoués à l'abordage, afin de trouver à tout prix l'enfant parmi les passagers réunis à l'arrière et dont certains commençaient à se jeter à l'eau.
C'était Abdullah, le Maure, qui le lui avait amené. Une petite voix claire criait « Mon père ! Mon père ! ». Joffrey de Peyrac croyait rêver. Ce petit garçon, dans les bras du grand Abdullah, ne paraissait éprouver aucune peur, ni de la mort à laquelle il venait d'échapper, ni des visages sombres qui l'entouraient, des djellabas blanches et des grands cimeterres courbes. De ses yeux verts comme la source, il regardait la face masquée de noir d'un grand diable de pirate auquel on l'amenait, et il lui disait « Mon père », comme si cela avait été la chose la plus naturelle du monde, la plus attendue de lui.
Comment ne pas répondre à cet appel ?
– Mon fils !...
Petit compagnon peu gênant que ce paisible Cantor, ravi de l'existence qu'il menait sur les mers, à l'ombre du père qu'il admirait. Il ne semblait pas garder de regrets de sa vie passée. Joffrey de Peyrac s'était aperçu très vite que l'enfant aimable était très secret. Lui-même n'aurait pas voulu l'interroger le premier. Une crainte le retenait. Quelle crainte ? Crainte d'en savoir trop long et de toucher maladroitement à des plaies mal fermées. En effet, la première fois que Cantor fit allusion à sa famille demeurée au royaume de France, ce ce fut pour déclarer non sans fierté :
– Ma mère est la maîtresse du roi de France. Et si elle ne l'est pas encore, elle le sera bientôt. Il avait ajouté naïvement :
– C'est normal. C'est la plus belle dame du royaume.
Le coup de Jarnac reçu, Joffrey de Peyrac avait préféré laisser l'enfant évoquer ses souvenirs à son gré, sans les provoquer.
Les bribes qu'il recueillait ainsi composaient de curieux tableaux où passaient Angélique dans des atours somptueux, Florimond, le héros, le maréchal du Plessis-Bellière, froid et courtisan, et pour lequel Cantor avait de l'affection, le Roi, la Reine, et le Dauphin, qui lui inspiraient tous trois, fait étrange, des sentiments protecteurs et quelque peu apitoyés. Cantor se souvenait de toutes les robes qu'avait portées sa mère et les décrivait minutieusement, ainsi que ses bijoux.
Aux récits du petit page, se mêlaient de ténébreuses histoires d'empoisonnement, d'adultères, de crimes perpétrés dans l'ombre d'un couloir, de perversions et d'intrigues sordides qui ne semblaient pas l'avoir ému le moins du monde. Les pages de la Cour apprenaient la vie derrière la queue des robes qu'ils devaient soutenir. On ne se méfiait pas plus d'eux que des petits chiens.
Cantor avouait cependant qu'il s'amusait bien plus en mer qu'à Versailles. C'était même pour cette raison qu'il avait décidé de rejoindre son père. Florimond aussi viendrait, mais plus tard !
Il ne semblait pas envisager qu'Angélique pourrait se joindre à eux. Ainsi se dessinait aux yeux de Joffrey de Peyrac l'image d'une mère frivole et indifférente à ses fils. Un soir, il s'était décidé à poser une question.
Durant la journée, au cours d'un engagement avec une fuste algéroise, envoyée par Mezzo Morte, l'un de ses pires ennemis, Cantor avait reçu un éclat de mitraille dans la jambe, et à son chevet le Rescator s'adressait des reproches, bien que le garçonnet éclatât de fierté car il avait, comme tout bon gentilhomme, l'amour de la guerre dans le sang. L'enfant n'était-il pas bien jeune pour connaître une vie d'aventures barbares, parmi la rudesse des hommes ?
– Ta mère ne te manque-t-elle pas, mon petit ?
Cantor l'avait regardé avec une sorte d'étonnement. Puis son visage s'était assombri et il avait parlé de ce qu'il appelait, sans que le comte de Peyrac arrivât à démêler pourquoi : « le temps du chocolat ».
– « Au temps du chocolat », dit-il, maman nous prenait sur ses genoux. Elle nous apportait des beignets. On faisait des crêpes... Le gâte-sauce David Chaillou me hissait sur ses épaules et nous allions à Suresnes boire du petit vin blanc le dimanche... Pas nous, parce que nous étions trop petits, mais maître Bourjus et ma mère en buvaient...
« J'aimais bien ce temps-là. Mais après, quand nous étions à l'hôtel du Beautreillis, il fallait que ma mère se montre à la Cour et nous aussi... alors tant pis : on sacrifiait notre « temps du chocolat ».
Joffrey de Peyrac apprenait qu'Angélique avait habité l'hôtel du Beautreillis, qu'il avait fait construire pour elle. Comment avait-elle réussi à en reprendre possession ? Cantor, lui, l'ignorait.
Au demeurant, la vie actuelle de Cantor suffisait à l'occuper et il n'avait pas le goût des réminiscences.