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Il demeurait sombre. Angélique livrée à la concupiscence du sensuel et cruel Ismaël qu'il connaissait si bien, ce n'était pas là image à le réjouir. Tour à tour il maudissait Mezzo Morte et il maudissait aussi Angélique. Mais il ne pouvait se défendre de voler à son secours avec une impatience où n'entrait pas seulement la pensée de son devoir vis-à-vis d'une épouse imprudente.

Alors, il reçut brusquement un message d'Osman Ferradji.

– Viens... la femme que les étoiles t'ont dévolue est en danger...

*****

À cet instant de son évocation, Joffrey de Peyrac se dressa tout à coup, dans sa cabine du Gouldsboro. Une brusque inclinaison du navire, puis une autre, le firent chanceler. Il dit à mivoix : la tempête...

La tempête que la mer d'huile, au couchant, annonçait, venait d'envoyer ses premiers coups d'invite. Il resta debout, jambes écartées pour se maintenir en équilibre. Sa pensée n'avait pas encore quitté le rappel d'un passé, blanc de soleil, rouge de sang...

« Viens... la femme que les étoiles t'ont dévolue est en danger... »

Ainsi les fils se nouaient pour les rapprocher.

Mais, quand il était arrivé à Miquenez, Osman Ferradji était mort, poignardé par un esclave chrétien. L'odeur des charniers se mêlait à l'odeur des roses, dans les jardins...

Tous les Juifs du mellah, depuis les enfants à la mamelle jusqu'aux vieillards centenaires, avaient été passés au fil du cimeterre par les gardes noirs du Sultan. On parlait de l'évasion de sept esclaves chrétiens, et surtout d'une des femmes du harem.

– Quelle femme ! mon ami, lui conta Ismaël, les yeux exorbités d'admiration presque mystique, elle avait déjà essayé de m'égorger moi-même. Regarde...

Il montrait sur sa gorge bronzée la trace d'une estafilade.

– ... Et avec mon propre poignard ! C'est de l'art ! Pour moi, dont l'âme est si rustre, hélas. Aussi elle a résisté aux tortures. Je lui ai fait grâce parce qu'elle était vraiment trop belle et que mon Grand Eunuque me le conseillait instamment. Mais quel poison avait-elle donc réussi à verser dans les veines de cet incorruptible ? Car il est mort, lui si fort et si sage, de sa faiblesse à son égard. Elle a réussi à s'enfuir. C'était un démon fait femme.

À peine était-il besoin de demander le nom de la femme. Joffrey de Peyrac l'aurait deviné aussitôt. Accablé, il en arrivait à l'admiration atterrée du Sultan :

– Oui, quelle femme, mon ami !

Il expliqua à Moulay Ismaël, que cette femme était, en réalité, son épouse française, et qu'ayant appris qu'elle était en sa possession il venait pour la lui racheter. Moulay Ismaël loua Allah que le caractère farouche d'Angélique lui eût évité, à lui, Commandeur des Croyants, de commettre à l'égard de son meilleur ami un outrage irréparable, d'autant plus qu'il n'est pas bon pour un fervent musulman de se servir d'une femme dont le mari est encore vivant. Il la lui rendrait et ne demanderait pas de rançon. C'était la Loi coranique. Le Sultan espérait encore qu'on la rattraperait avec les fugitifs. Ses émissaires lancés sur différentes pistes avaient reçu des ordres : exécuter les esclaves mâles et ramener la femme vivante.

Les nouvelles arrivèrent enfin, puis les têtes noircies de sang séché. Moulay Ismaël vit tout de suite que celle de Colin Paturel manquait.

– Et la femme ? demanda-t-il.

Les soldats dirent que les Chrétiens avaient parlé avant de mourir. Quand on les avait capturés, la femme n'était plus parmi eux. La Française était morte depuis longtemps d'une piqûre de serpent. Ses compagnons l'avaient enterrée dans le désert. Moulay Ismaël déchira ses vêtements. À sa fureur se mêlait le regret de ne pouvoir honorer d'un geste magnifique l'ami qu'il estimait. Intuitif, il comprit la douleur que cachait la face couturée du chrétien.

– Veux-tu que je tue encore, disait-il à Joffrey de Peyrac. Ces stupides gardes qui n'ont pas su la rattraper avant qu'elle soit morte... qui l'ont laissée s'échapper... Un signe de toi et je les égorge tous.

Joffrey de Peyrac déclina l'offre de cette bonne volonté sanguinaire. L'écœurement lui serrait la gorge.

Dans ces palais où traînaient des relents d'incendies et de massacres, l'esprit du Grand Eunuque rôdait encore et il croyait entendre sa voix harmonieuse : « Nous autres, nous sommes pour Dieu et le sang répandu en Son nom... et toi tu resteras seul. »

L'inanité de tous ses projets, de ses pensées, de ses passions même lui apparaissait soudain. Combien ridicules ! Inaudible était son langage à lui, pour ces mondes face à face qui, chrétiens ou musulmans, n'obéissaient en réalité qu'à un seul concept supra-terrestre : l'hégémonie de Dieu.

Soit, il partirait. Il quitterait la Méditerranée non plus parce qu'il s'était engagé vis-à-vis de Mezzo Morte mais parce qu'il se découvrait encore étranger parmi ceux qui l'avaient aidé à refaire sa vie pendant plusieurs années. Il irait donc chercher Cantor et il cinglerait vers l'Ouest, vers les nouveaux continents. Abandonnant une fortune redevenue fabuleuse, il laisserait derrière lui deux civilisations touchées de corruption s'affronter dans leur marmite bouillonnante, poussées par le même fanatisme religieux qui les faisait, à la longue, se ressembler dans leurs excès et leur intolérance.

Il était las de cette lutte dont la stérilité était évidente. Il résista à la tentation de se lancer à travers le désert, à la recherche d'une tombe misérable. Autre folie qui ne l'aurait mené à rien qu'au désespoir. S'assurer de sa mort réelle ? Quelle assurance recevrait-il ? Des traces relevées dans la poussière ? Pour chercher une autre poussière qui eût pu être toute sa vie. Vanité des choses. Les esclaves, ses compagnons de fuite, étaient morts. Il la sentait disparue, elle aussi, dans l'immensité du soleil cruel, qui dissout la pensée et fait naître les mirages. Sa volonté de l'atteindre s'était heurtée à cette apparence de mythe, de rêve fugace qu'elle semblait revêtir pour lui.

Le sort qui les avait séparés refusait de les réunir avec une constance qui devait signifier quelque chose. Quoi donc ?... Finalement, lui si fort pourtant, il n'avait pas le cœur ni la résignation suffisante pour rechercher un secret que seul l'avenir lui dévoilerait... si cela devait encore arriver. Son long séjour en Orient et en Afrique en avait fait, sinon un fataliste, tout au moins un être qui savait qu'on était peu de chose vis-à-vis du sort... qu'on ignorait. Son fils demeurait par contre la seule réalité de sa vie.

*****

Ayant retrouvé son fils à Palerme, il remercia le ciel de lui laisser au moins cet enfant dont la présence l'arrachait à des tourments profonds et qu'il avait cette fois du mal à surmonter. Quand il aborda l'océan, à la sortie du détroit de Gibraltar, cinglant vers l'Amérique, il ne gardait avec lui que son navire, l'Aigle des Mers et son équipage, du moins ceux qui voulaient bien partager son nouveau destin.

Un ramassis d'épaves humaines en auraient dit, avec dédain, les grands bourgeois rochelais !...

Oui-da. Mais il les connaissait tous, ces êtres épars. Il savait les drames qui les avaient jetés comme lui-même sur les routes du Monde. Il n'avait gardé que ceux qu'il ne pouvait renvoyer, ceux qui se seraient couchés à ses pieds plutôt que d'accepter de se retrouver seuls sur un quai, avec leur maigre baluchon, parmi les hommes hostiles. Parce qu'ils ne savaient où aller. Peur de l'esclavage musulman, ou de celui des galères chrétiennes, peur de tomber sur un nouveau capitaine, brutal et âpre au gain, de se faire voler, de perdre la tête et de commettre des bêtises qu'ils paieraient encore trop cher.