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– Les charpentiers !... Allez les chercher...

– La porte est fermée !...

– Ah ! les maudits ! Ils nous enferment et ils nous laissent périr comme des rats dans un trou... Passez... par le réduit, haleta-t-il. Il y a une trappe.

Angélique eut la grâce de comprendre. Elle sut qu'il s'agissait de la trappe par laquelle les matelots espagnols avaient surgi derrière elle et tante Anna, l'autre jour. Elle fourra sa lanterne dans le poing de Martial qui se trouvait près d'elle.

– Tiens-la bien et cramponne-toi, recommanda-t-elle. Tant qu'il y aura de la lumière, ils tiendront. Je vais essayer de prévenir le capitaine.

Elle rampa sur les genoux, trouva le loquet de la trappe et se laissa couler dans le trou obscur. Elle descendit les barreaux d'une échelle, suivit un couloir dont les parois se la renvoyaient comme une balle. Tous ses os lui faisaient mal. Elle gagna le pont. C'était pire !

Comment des êtres humains pouvaient-ils encore demeurer sur le tillac, sans cesse balayé par de monstrueuses lames ? Comment pouvaient-ils subsister encore, accrochés dans les vergues et les haubans, comme les fruits d'un arbre prêts à être arrachés et emportés au loin par le vent ?

Et, pourtant, la lueur des éclairs lui découvrait des silhouettes humaines allant et venant, s'évertuant à réparer, au fur et à mesure, les dégâts mortels causés par l'assaut des vagues. Elle se mit à ramper, s'accrochant aux cordages qui couraient le long de la coursive. Elle savait maintenant que Joffrey était là-bas sur la dunette, tenant la roue du gouvernail et qu'elle devait, à tout prix, parvenir jusqu'à lui. C'était la seule pensée de tout son être. Elle traversait les ténèbres, ruisselante, agrippée, accrochée de toutes ses forces, comme elle avait traversé le long tunnel des années qui l'avaient ramenée jusqu'à lui.

« Mourir près de lui. Au moins, obtenir cela du destin. » Elle l'aperçut enfin, si mêlé à la nuit, incorporé à la tempête, qu'il ressemblait plutôt à une incarnation de l'esprit des eaux. Son immobilité était étonnante parmi une telle agitation.

« Il est mort, se dit-elle, il est mort debout, foudroyé à la barre ! »

Est-ce qu'il ne se rendait pas compte qu'ils allaient tous périr ? Aucune force d'homme ne pouvait prétendre s'imposer à la fureur de l'océan. Une lame encore, deux... et ce serait la fin. Elle se traîna jusqu'à lui, toucha le pied botté qui paraissait rivé au sol. Alors, d'un effort elle se redressa, s'agrippant des deux mains à sa haute ceinture de cuir. Il ne bougeait pas plus qu'une statue de pierre. Mais, dans une nouvelle lueur fulgurante de l'orage, elle le vit bouger la tête et baisser les yeux afin de découvrir qui s'accrochait à lui. Il tressaillit et elle devina plus qu'elle n'entendit sa question.

– Que faites-vous ici ?

Elle cria :

– Les charpentiers ! Vite !... L'entrepont s'effondre !...

Avait-il seulement entendu, compris ?... Il ne pouvait lâcher la barre. Il se courba sous le choc d'une lame, qui avec des caracolements de bête furieuse, avait réussi à franchir la haute rambarde de la dunette. Lorsque Angélique eut réussi à reprendre souffle, la bouche amère de l'eau salée qui l'avait frappée en pleine face, elle vit que le capitaine Jason était près du Rescator. Peu après il s'approcha de la balustrade d'où il lança des ordres, son porte-voix contre la bouche.

Un autre éclair montra à Angélique le visage de son mari penché à nouveau sur le sien... et il souriait :

– Tout va bien... Encore un peu de patience et c'est la fin.

– La fin ?

– La fin de la tempête...

Elle leva les yeux vers l'obscurité démente. Tout là-haut se dessinait un phénomène étrange. Une guirlande neigeuse qui, peu à peu, s'étirait en longueur, comme sous l'effet d'une floraison spontanée et diabolique. Elle s'étalait à travers le ciel, la nuit entière. Angélique se mit debout.

– Là ! Là ! hurla-t-elle.

Joffrey de Peyrac avait vu aussi. Il sut que ce barrage blanc, suspendu dans les airs, n'était autre que la crête d'écume d'une vague monstrueuse, d'une vague aveugle qui déferlait sur eux.

– La dernière, murmura-t-il.

Les muscles bandés, luttant de rapidité avec la galopante montagne, il fit tourner le gouvernail à fond sur bâbord et le bloqua.

– Tous les hommes à bâbord, hurlait Jason.

Joffrey de Peyrac se rejeta en arrière. D'un bras, il serra Angélique contre lui, de l'autre il se lia au mât d'artimon.

La masse brutale s'abattit sur eux. Couché sur tribord, poussé à une vitesse vertigineuse, le Gouldsboro ne fut plus qu'un menu bouchon de bois, roulé dans la boucle géante de la vague. Puis, il réussit à passer la crête bouillonnante, se renversa sur l'autre flanc avec la brusquerie d'un sablier et dévala la pente comme vers un gouffre sans fin. Il semblait à Angélique que l'averse torrentielle qui les inondait ne cesserait jamais. La seule réalité perceptible à son esprit, c'était ce bras de fer autour d'elle, son bras qui la tenait. Elle voulut respirer, absorba l'écœurante eau salée. Ils étaient au fond de la mer, noués à jamais, réunis pour l'éternité, et une paix merveilleuse envahit son cœur et son corps lassés :

« Le plus grand bonheur... le voici... enfin... »

Elle ne s'était pas évanouie, mais les coups violents et suffocants reçus la laissaient dans une sorte d'hébétude et elle n'arrivait pas à croire que la mer avait cessé de la rouler comme un galet et que le calme était revenu autour d'elle.

Calme fort relatif. Le navire continuait à être très secoué, mais en regard de ce qu'il venait d'endurer, ces mouvements semblaient inoffensifs.

La cabine du Rescator offrait un asile miraculeusement paisible. Angélique y était échouée dans ses vêtements trempés, ne parvenant pas à se rappeler comment elle était parvenue jusque-là.

« Il faudrait que je me relève et que j'aille là-bas, se disait-elle, les charpentiers... sont-ils arrivés à temps pour arrêter le désastre ?... Oui, puisque le bateau n'a pas coulé. »

Elle s'aperçut tout à coup qu'un homme au torse nu était dans la pièce, s'étrillant vigoureusement, tandis qu'il secouait devant lui, avec impatience, des cheveux touffus qui répandaient alentour une nuée de gouttelettes.

Il était pieds et mollets nus aussi, vêtu seulement d'un haut-de-chausses de peau collant qui soulignait ses formes sèches et longues.

La lumière d'une grosse lampe – Angélique ne s'était pas aperçue de l'instant où cette lampe avait été allumée – accusait des reliefs insolites sur la chair qui semblait, elle aussi, faite d'un cuir résistant : balafres, cicatrices, sillons profonds qui tranchaient de leurs lignes anarchiques le jeu harmonieux des muscles, à fleur de peau.

– Eh bien, petite dame, reprenez-vous un peu vos esprits ? dit la voix de Joffrey de Peyrac.

Il acheva de se frotter avec énergie les épaules, puis rejetant le linge, il s'approcha d'Angélique, pour la contempler, les mains sur les hanches. Jamais il n'avait mieux ressemblé à un dangereux pirate, avec ses pieds nus, sa chair boucanée, et l'éclat sarcastique de ses yeux sous la retombée des boucles serrées et sombres. L'ancienne chevelure du comte de Peyrac, pour être moins abondante et coupée court, reprenait ses droits dès qu'elle était libérée du serre-tête de satin noir.

– Ah ! c'est vous ?... murmura-t-elle machinalement.

– Oui-da... je n'avais plus un fil de sec. Et vous-même, vous devriez ôter ces vêtements trempés... Que pensez-vous d'une tempête dans les environs de la Nouvelle-Écosse ? Magnifique, n'est-ce pas ? Rien à voir avec ces tempêtes en bouteille de la petite Méditerranée. Heureusement que le monde est plus vaste et ne montre pas que de la mesquinerie...