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– C'est une chose si étrange, Angélique, continuait tout bas Abigaël, que de découvrir tout à coup d'autres dimensions à la vie. Comme si on tirait brusquement un rideau de théâtre sur un décor nouveau et qui élargirait à l'infini ce que l'on croyait acquis, immuable... C'est ce qui m'est arrivé subitement aujourd'hui... je me souviendrai jusqu'à ma mort de ce jour. Non pas telle ment à cause des dangers que nous avons courus, mais surtout des révélations qui m'ont été faites... Peut-être me fallait-il les recevoir pour me préparer à l'existence qui nous attend au delà des mers... Il nous faudra tous dépouiller la vieille écorce... Je crois profondément que c'est pour nous une bénédiction d'avoir été obligés d'embarquer sur ce navire... précisément celui-ci...

Ses yeux brillaient et Angélique ne reconnaissait plus, sous cette apparence passionnée, la jeune femme effacée de La Rochelle, presque résignée aurait-on dit, parfois.

– Parce que cet homme que vous appelez un hors-la-loi, Angélique, je suis certaine qu'il sait lire dans le regard les secrets les plus enfouis au fond des cœurs. Il y a en lui un pouvoir.

– En Méditerranée, on l'appelait le Magicien, chuchota Angélique.

L'adhésion d'Abigaël lui causait un absurde plaisir qu'elle n'analysait pas. L'instant lui paraissait exaltant et riche de promesses. Elle écoutait le bruit des lames cognant contre la coque. Le mouvement du navire la grisait et elle serait bien restée toute la nuit près d'Abigaël à lui faire des confidences sur son passé et à s'entretenir avec elle du Rescator, si le souci maternel causé par Honorine ne l'en eût détournée.

– Et cette Honorine qui ne veut pas dormir parce qu'elle n'a pas sa boîte à trésors ! soupira-telle en désignant la petite personne dressée, toujours boudeuse, auprès d'elles comme un justicier.

– Oh ! je suis impardonnable, fit Abigaël en se levant.

Elle s'était, maintenant, tout à fait ressaisie. Elle les quitta pour aller chercher quelque chose dans ses bagages et revint portant le petit coffret de bois sculpté par Martial pour Honorine.

– Mon Dieu ! Abigaël, s'écria Angélique en joignant les mains, vous aviez pensé à cela ! Vous êtes un ange ! Vous êtes merveilleuse !... Honorine, tes coquillages !...

*****

Ensuite, tout fut simple. La paix, revenue au cœur d'Honorine, se communiqua à celui de sa mère. Angélique déplia les quelques vêtements qu'elle avait emportés : sa jupe et son caraco feraient pour la si petite fille de très amples couvertures. L'ayant couchée sur le bat-flanc près d'elle, Angélique put se dire que la petite ne manquait de rien. Elle-même avait dormi parfois en prison, dans des conditions plus inconfortables. Cependant elle n'avait pas chaud et le sommeil la fuyait. Elle s'appuya contre la paroi et essaya de mettre de l'ordre dans ses pensées.

De quoi demain serait-il fait ?

Sur la chair de ses bras, elle sentait encore l'emprise des deux mains du Rescator. En y songeant, elle défaillait. Et parce qu'elle avait froid, l'évocation du moment où il l'avait tenue étroitement contre lui, lui semblait délicieuse. Angoissante, aussi. Car sous le pourpoint de velours que crispait sa main, au lieu de sentir un torse d'homme vivant, elle avait deviné un écran durci. Cotte de mailles ou plastron d'acier ?... Homme du danger, prévoyant la mort à chaque instant. Son cœur était bardé de fer. Un tel homme, au surplus, pouvait-il seulement avoir un cœur ?

Allait-elle commettre l'imprudence de tomber amoureuse de cet homme ?... Non ! D'ailleurs elle était incapable d'être amoureuse désormais de quiconque. Alors ? Il la séduisait et l'hypnotisait par des moyens magiques comme... qui donc, jadis, lui avait inspiré ainsi des sentiments pareillement mêlés d'attirance et de méfiance ? Et l'on disait également que c'était un homme qui avait un pouvoir magique et qu'il attirait les femmes en...

L'éclat d'une lampe sur son visage lui fit cligner des yeux.

– Ah ! vous voici !

Une grosse tête velue s'inclinait vers elle. C'était Nicolas Perrot, l'homme au bonnet de fourrure.

– Le chef m'a chargé d'aller vous porter ceci pour vous et un hamac pour l'enfant.

Ceci, c'était une chaude étoffe, manteau ou couverture, lourde, brodée, moelleuse, comme en tissent les chameliers du désert en Arabie. L'odeur orientale l'imprégnait encore. D'un doigt expert, Nicolas Perrot avait déjà fixé le hamac aux poutres basses. Elle y déposa Honorine sans qu'elle s'éveillât.

– C'est tout de même mieux et moins humide. Mais on ne peut pas donner le même confort à tous. Nous n'avons pas à bord ce qu'il faut pour tant de monde. Pas prévu une fichue cargaison pareille. Mais quand nous serons dans la zone des glaces, on vous fera porter des braseros.

– Remerciez, de ma part, monseigneur le Rescator.

Il cligna de l'œil d'un air entendu et s'éloigna en tanguant sur ses grosses bottes de peau de phoque.

Des ronflements s'élevaient dans la cale. On avait éteint la deuxième lanterne, ne conservant la lumière que dans la zone où se trouvait le blessé. Mais, par là aussi, tout semblait calme.

Angélique s'enveloppa dans la couverture somptueuse.

Au matin, ses compagnes ne manqueraient pas de remarquer la faveur insigne dont elle était l'objet. Le Rescator n'aurait-il pas pu lui faire porter une couverture moins voyante ? Non, il l'avait fait exprès. Cela l'amusait tellement de mettre les gens à l'envers, d'éveiller leur surprise, leur jalousie, leurs réactions basses ou violentes. Cette couverture c'était aussi une insulte au dénuement des autres. Mais, après tout, peut-être qu'il n'en avait pas d'autres à sa disposition ? Le Rescator s'entourait de choses de prix. Il ne savait pas faire un présent ordinaire. Ç'aurait été indigne de lui. Il avait la grandeur dans le sang, comme...

« Il n'a pas d'épée, il porte un sabre, mais c'est un gentilhomme, j'en jurerais... le salut qu'il adressait aux dames ce tantôt, ce n'était ni comédie, ni affectation. Il ne peut saluer autrement qu'avec noblesse. Et je n'ai jamais rencontré un homme qui sût porter le manteau comme lui sauf... »

Son esprit butait sur une comparaison qui, obstinément la fuyait. Il y avait dans son souvenir un homme que lui rappelait le Rescator...

« Il ressemble à quelqu'un que j'ai connu. C'est peut-être pour cela qu'il me semble parfois familier et que je me conduis à son égard comme s'il était l'un de mes anciens amis... Le même genre d'homme évidemment, car dire qu'il « ressemble » c'est une métaphore, puisque je n'ai jamais vu son visage... Mais cette désinvolture, cette façon naturelle de dominer les autres et de s'en moquer... oui, cela m'est familier... Et d'ailleurs... l'Autre aussi portait un masque... »

Son cœur se mettait à battre à petits coups irréguliers. Elle avait soudain très chaud et puis très froid. Elle s'assit et porta la main à sa gorge comme pour écarter la peur inexplicable qui l'étreignait.

« Il portait un masque... Mais, parfois, il l'ôtait et alors... »

Elle étouffa un cri. Brusquement, le déclic s'était fait. Elle se souvenait.

Puis elle se mit à rire nerveusement.

« Mais oui, c'est cela... Je sais maintenant à qui il ressemble... Il ressemble à Joffrey de Peyrac, mon premier mari... C'est cela dont j'essayais de me souvenir, en vain. »

Mais une fièvre extraordinaire continuait à la brûler. Sa tête était toute pleine d'éclairs multicolores qui éclataient successivement comme les fusées dans la nuit de Candie...

« Il lui ressemble !... Il masque son visage... et il régnait en Méditerranée. Et si c'était... Lui ! »

Une marée étouffante emplissait sa poitrine. Il lui semblait que son cœur allait éclater, sous la poussée d'un cri d'agonie et de joie.