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« Lui... Et je ne l'aurais pas su ! »...

Puis, brusquement, elle retrouvait le souffle... Mélange de soulagement et de déception !

« Que je suis sotte !... Quelle idée folle ! C'est ridicule ! »

Sur le décor enchanté de Toulouse, elle venait de revoir celui qui s'était avancé vers la jeune épousée. Évocation presque oubliée. Si elle ne pouvait recréer le visage aux traits un peu estompés dans sa mémoire, elle revoyait nettement l'ample chevelure noire qui l'avait tant surprise quand elle s'était aperçue que ce n'était pas une perruque. Et puis, surtout, la démarche claudicante qui l'avait tant effrayée, de celui qu'on appelait alors : le grand boiteux du Languedoc.

*****

« Que je suis sotte ! Comment ai-je pu une seconde m'imaginer cela ?... »

Elle reconnut, après réflexion, que certaines particularités pouvaient l'induire en erreur et enflammer son imagination. Une forme d'esprit caustique, désinvolte. Mais le Rescator, lui, possédait une tête d'oiseau de proie, bien spéciale, qui semblait petite, posée sur de grands cols raides à l'espagnole. Il avait aussi une démarche particulière et sûre, des épaules robustes...

« Mon mari était boiteux... Et cette disgrâce, il savait si bien s'en accommoder qu'on l'oubliait... Son esprit étincelant ravissait mais il n'y avait pas de méchanceté en lui comme chez cet aventurier des mers... »

Elle s'aperçut qu'elle était inondée de sueur comme après un accès de fièvre. En ramenant sur elle la couverture soyeuse, elle la caressa d'un doigt méditatif.

« Méchanceté ?... Est-ce bien le mot ?... Joffrey de Peyrac aurait eu aussi peut-être des gestes semblables, chevaleresques... Mais comment oserais-je les comparer ! Joffrey de Peyrac était le plus noble des Toulousains, un grand seigneur, un presque roi. Le Rescator, lui, bien qu'il se fasse appeler avec suffisance : Monseigneur, n'est, après tout, qu'un aventurier vivant de rapines et de commerces illicites. Un jour prodigieusement riche, un autre plus misérable qu'un gueux, traqué comme un gibier de potence. Ces corsaires se figurent toujours qu'ils peuvent garder leur fortune. Rien n'est plus instable, surtout pour eux... Fortune aussi vite détruite qu'amassée... »

Elle évoqua le marquis d'Escrainville devant son navire en feu.

« Des joueurs qui n'ont que le seul tort d'être dangereux, puisque leur coup de dés repose sur le sacrifice de vies humaines. Joffrey de Peyrac, lui, était par contre un épicurien. Il dédaignait la violence. L'existence d'un Rescator repose sur des cadavres. Il a les mains tachées de sang... »

Elle pensa à Cantor, aux galères coulées sous les canons du pirate. Elle-même avait vu de ses yeux la barge traversière de l'escadre royale disparaître dans un maelström avec ses forçats, tandis que le chébec du Rescator manœuvrait autour d'eux comme un vautour.

« Et c'est pourtant par ce même homme que je suis attirée... car je suis attirée, je ne saurais le nier moi-même. »

Il fallait regarder les choses en face. Angélique se retournait sur le bat-flanc de bois. Elle aurait été incapable de fermer l'œil. C'était bien à ce même homme qu'elle était venue demander secours. C'était entre ses mains qu'elle s'était remise avec confiance, avec un manque de prudence totale.

Qu'avait-il voulu dire en lui faisant remarquer qu'« il acceptait retard sur le paiement de ses dettes » ; de quelle façon comptait-il lui faire payer le service qu'il avait consenti à lui rendre, aussi bien que le mauvais tour qu'elle lui avait joué jadis ?

« Voilà en quoi il diffère foncièrement de mon ancien époux. Il ne doit pas savoir rendre service sans compensation, accomplir un geste gratuit, ce qui est l'apanage des vrais nobles. Joffrey de Peyrac, lui, était un vrai chevalier. »

Elle devait se forcer avant de prononcer le nom qui, si longtemps, avait habité son cœur. Joffrey de Peyrac !

Depuis combien de temps s'était-elle interdit de ranimer en elle ce souvenir ? Depuis combien de temps avait-elle cessé d'espérer le retrouver vivant en ce monde ?

Quoi qu'il en fût, elle s'était crue résignée. Or, à l'émotion qui l'avait secouée tout à l'heure, elle s'apercevait soudain que son illusion, malgré tout, demeurait vivace. La vie n'avait pu effacer en elle le souvenir d'une époque où elle avait connu un merveilleux bonheur. Et pourtant, combien peu ressemblait-elle aujourd'hui à celle qui avait été la petite comtesse de Peyrac ?

« Alors, je ne savais rien. J'étais pourtant absolument persuadée que je savais tout. Je trouvais tout naturel qu'il m'aimât. »

L'image du couple qu'elle avait formé avec le comte de Peyrac la faisait sourire. Cela était devenu vraiment une image et elle pouvait maintenant la contempler sans trop de tristesse, ainsi que le portrait de deux étrangers. La splendeur de leur fortune, la cour raffinée dont ils s'entouraient, la place que tenait dans le royaume le Seigneur d'Aquitaine, combien tout cela semblait tellement sans rapport avec un navire mystérieux, chargé d'émigrants et de forbans, voguant vers une terre étrangère. Et quinze années s'étaient écoulées !

Le royaume était loin, le Roi ne retrouverait jamais Angélique du Plessis-Bellière, ex-comtesse de Peyrac. Lui, le Roi, au moins demeurait debout, toujours parmi ses marionnettes, au cœur de la châsse monumentale et miroitante : Versailles.

Oui, elle avait été cette femme vêtue d'or, favorite d'un monde grandiose, d'un pays conquérant, qui faisait trembler une partie de l'univers.

*****

Mais plus l'esquif s'éloignait au gré de l'océan, plus le mirage de Versailles perdait de sa force. Il se figeait, revêtait l'apparence fausse et clinquante des décors de théâtre.

« C'est maintenant que je vis réellement, se dit-elle, c'est maintenant que je suis devenue vraiment moi-même... ou sur le point de le devenir. Car j'ai toujours souffert, même à la Cour, de me sentir incomplète, hors de mon chemin ».

Il fallut qu'elle se levât pour regarder la travée obscure, vaguement éclairée, où dormait une humanité écrasée de peines et de fatigue.

La faculté de renouvellement qu'elle découvrait en elle, subitement, effrayait presque Angélique. On ne renie pas ainsi, totalement, son passé, on ne se décharge pas ainsi d'un coup d'épaule de ce qui vous a formé, marqué, de ses amours... et de ses haines. C'est monstrueux !...

Pourtant c'était ainsi. Pauvre, elle se sentait, par surcroît, privée même de son passé. Elle arrivait à ce point de sa vie où la seule richesse que l'on possède et qui ne puisse vous être enlevée, c'est vous-même. Les personnages divers qu'elle avait assumés et qui s étaient longuement combattus en elle – femme fidèle ou volage, ambitieuse ou généreuse, révoltée ou docile – avaient fini à son insu par faire la paix en elle.

« Comme si je n'avais vécu tout cela que pour le seul but de me retrouver un jour sur un navire inconnu, parmi des inconnus, voguant vers un but inconnu ! »

Mais fallait-il oublier aussi Joffrey de Peyrac ? L'abandonner au passé ? Le regret lancinant de ce qu'aurait pu être leur amour à tous deux, la traversa comme un coup de poignard. L'auraient-ils détruit, au cours des années, comme tant de couples qu'elle avait rencontrés ? Ou bien auraient-ils su le vivre parmi les embûches de la vie ? Tâche difficile. « Je le connaissais peu... »

Pour la première fois, elle s'avouait que Joffrey de Peyrac, bien qu'elle fût sa femme, ne lui avait pas été entièrement accessible. Les courtes années de vie commune où, pour elle,

Angélique, la découverte de l'amour et de ses délices, auxquels s'entendait si bien à l'initier le grand seigneur toulousain, de douze ans son aîné, avait beaucoup plus compté que la recherche d'une entente plus profonde, ne lui avaient pas laissé le temps de mesurer ses forces morales, à elle, et chez Joffrey de Peyrac les bases réelles et immuables d'un caractère plein de fantaisie apparente, déconcertant aux yeux des autres et qui se voulait tel. Elle n'avait appris à se connaître elle-même que dans le combat féroce que lui avait imposé l'existence et qu'elle avait dû mener seule.