Seule, elle le demeurait toujours.
Bien que par deux fois mariée, bien que mère, le jeu des circonstances avait voulu que son destin fût celui d'une femme seule.
Seule pour orienter sa vie, choisir d'aller ici ou là, seule pour accepter ou refuser de suivre un chemin plutôt qu'un autre. Jamais une épaule pour s'y reposer les yeux fermés, en songeant « Qu'importe ! Conduis-moi ! Car je suis ta femme et ce que tu veux, je le veux aussi ». Contrainte par la solitude, ses actes n'avaient cessé d'être déterminés par sa seule volonté. Et elle s'apercevait qu'elle en était lasse, car ceci n'est pas dans la nature féminine.
*****
Parvenue à ce point de ses réflexions, Angélique réagit avec vigueur. Qu'avait-elle ce soir à s'appesantir sur sa solitude ? Rien n'avait prouvé jusqu'ici qu'elle était créée pour la docilité. Accepterait-elle aujourd'hui de se laisser conduire ? Après tout, elle savait beaucoup mieux que la plupart des hommes ce qu'elle avait à faire. Le joug marital l'aurait agacée. Maître Berne ne tarderait pas à la demander en mariage. Pour l'instant, il était blessé. Cela gagnait du temps. Mais s'il l'aimait, il lui demanderait de l'épouser, et que répondrait-elle ? Un oui ou un non lui semblaient également impossibles car elle avait besoin de se sentir aimée.
« Voici, songea-t-elle, le joug après lequel je soupire. Celui de l'amour. Peut-il exister sans liens ? »
Sa dernière réflexion la fit sursauter.
« Mais c'est faux ! Je déteste l'amour. Je ne veux pas de l'amour. »
Sa voie lui parut tracée. Elle resterait seule. Elle resterait veuve. C'était cela son destin : Veuve, liée à un amour passé dont elle garderait, jusqu'à l'heure de sa mort, la nostalgie. Elle vivrait droitement. Elle rendrait heureuse et belle Honorine, son enfant chérie. Elle n'aurait pas le temps de s'ennuyer aux Iles en organisant leur vie nouvelle. Elle serait l'amie de tous, et surtout des enfants, et ainsi elle ne trahirait pas son destin de femme qui est de donner et de faire croître.
Quant au Rescator... Elle ne pouvait compter sans le Rescator. Pendant quelques instants elle avait réussi à écarter son image, mais celle-ci retenait, obsédante. Il était trop proche. Lui n'était plus le mort qu'elle croyait pendant longtemps. Sa présence actuelle était aussi trop vivante pour qu'Angélique ne sût qu'elle aurait à lutter contre des pièges, dont les plus dangereux étaient peut-être en elle-même. Heureusement, elle savait maintenant pourquoi son cœur et son imagination s'exaltaient, prenaient feu. Une ressemblance subtile dans le comportement, les manières, avec celui qu'elle avait tant aimé, l'avait peu à peu entraînée vers un mirage trompeur. Elle ne laisserait pas le maître du Gouldsboro faire d'elle son jouet. Le sommeil venait enfin... « Aucune ressemblance, se répéta-t-elle encore avant de s'endormir, sauf... quoi donc ?... » Elle examinerait attentivement le Rescator la prochaine fois qu'elle se trouveirait en sa présence...
Mais ce n'était pas tout à fait de sa faute, c'était à cause de cette ressemblance et de ses souvenirs qu'elle en était, malgré tout, un peu... amoureuse.
Chapitre 3
Ce fut le lendemain que Maître Gabriel Berne la demanda en mariage. Il avait parfaitement repris connaissance et semblait déjà convalescent. Un bandage maintenait son bras gauche, mais appuyé à un gros oreiller de paille qu'Abigaël et Séverine avaient arraché à la litière des chèvres et des vaches, dans la cale voisine, il avait repris son apparence habituelle, le teint solidement coloré, l'œil tranquille. Il ne cachait pas qu'il mourait de faim. Vers le milieu de la matinée, le Maure, gardien des appartements du Rescator, apporta de Ta part du maître pour le blessé une petite marmite d'argent contenant un excellent ragoût finement épicé, ainsi qu'un flacon de vin vieux et deux petits pains aux graines de sésame.
L'apparition du grand Arabe fit sensation dans la cale. Il avait l'air bon enfant et se prêta, en riant de ses fortes dents blanches, à la curiosité des jeunes qui l'entouraient.
– Chaque fois que l'un de ces lascars pénètre dans notre entrepont, il appartient à une race différente, fit remarquer maître Gabriel, en suivant du regard, sans aménité, le Maure qui s'éloignait, cet équipage me semble plus bariolé qu'un costume d'Arlequin.
– Nous n'avons pas encore vu d'Asiatique, mais par contre j'ai aperçu déjà un Indien, commenta Martial très excité, oui, oui, je suis sûr que c'était bien un Indien. Il était vêtu comme les autres matelots mais il avait des tresses noires et une peau rouge comme la brique.
Angélique disposait le repas apporté, près du blessé.
– Vous êtes traité en hôte de marque.
Le marchand grommela quelque chose d'indistinct et, comme Angélique s'apprêtait à le faire manger, il se mit presque en colère.
– Pour qui me prenez-vous ? Je ne suis pas un nouveau-né !
– Vous êtes encore faible.
– Faible ? fit-il en haussant les épaules, ce qui le fit grimacer de douleur.
Angélique se mit à rire. Elle avait toujours aimé sa vigueur tranquille. Il en émanait pour l'entourage une impression de paix et de sécurité. Sa corpulence même ajoutait à son aspect rassurant. Ce n'était pas celle des bons vivants qui tiennent ou du coussin ou du mollusque ballonné. Sa corpulence à lui faisait partie de son tempérament sanguin et il avait dû, très jeune, prendre de l'embonpoint, sans pour cela perdre de sa force. Il paraissait seulement plus que son âge réel et en avait ainsi vite imposé à ses clients et à ses collègues. D'où le respect non feint qu'on continuait à lui témoigner. Angélique le regarda avec indulgence avaler avec appétit le ragoût, en s'aidant d'une seule main, la marmite posée près de lui.
– Vous auriez pu être un fin gourmet, maître Berne, si vous n'aviez pas été Huguenot.
– J'aurais pu être bien autre chose encore, répliqua-t-il en lui jetant un regard énigmatique. Un homme porte en lui son envers et son endroit.
Il ajouta, en hésitant à porter une nouvelle cuillerée à sa bouche :
– Je vois ce que vous voulez dire, mais j'avoue qu'aujourd'hui, j'ai une faim de loup et...
– Mangez donc. Je vous taquinais, dit-elle affectueusement. En souvenir de toutes les fois où vous m'avez grondée d'avoir trop bien soigné votre table, à La Rochelle, et d'incliner vos enfants au péché de gourmandise.
– C'est de bonne guerre, reconnut-il avec un sourire. Nous sommes hélas loin, désormais, de tout cela...
Le pasteur Beaucaire rassemblait ses ouailles. Le quartier-maître venait de l'avertir que tous les passagers devaient monter sur le pont pour une courte promenade. Le temps était beau et c'était l'heure où ils risquaient le moins de gêner la manœuvre. Angélique resta seule avec maître Berne. Elle voulait profiter de ce moment pour lui dire sa reconnaissance.
– Je n'ai pu encore vous remercier, maître Berne, mais une fois de plus je vous dois beaucoup. Vous avez été blessé en me sauvant la vie.
Il leva les yeux sur elle et la contempla longuement. Elle baissa les paupières. Son regard, qu'il pouvait rendre impavide et froid, avait à ce moment la même éloquence qu'hier au soir lorsque, en s'éveillant de son coma, il n'avait vu qu'elle.
– Comment n'aurais-je pas pu vous sauver, dit-il enfin. Vous êtes ma propre vie.
Et comme elle ébauchait un geste de protestation :
– Dame Angélique, voulez-vous être ma femme ?
Angélique se troubla. Le moment était donc venu.