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– En somme, vous me soumettez à une sorte d'épreuve ?

– Que monsieur le baron ne m'en veuille pas. Je ne suis pas un homme de haute éducation et n'ai reçu qu'une modeste instruction de village. Mais je vous confesserai que la morgue de certains nobles ne m'a jamais paru une preuve d'intelligence. Or, il faut de l'intelligence pour parler affaires, celles-ci seraient-elles fort modestes.

Le gentilhomme campagnard se renversa sur sa chaise de tapisserie et considéra l'intendant avec curiosité. Il était un peu anxieux de ce qu'allait lui exposer ce voisin dont la réputation n'était pas excellente.

Il passait pour très riche. Au début, il s'était montré dur avec les paysans et autres fermiers, mais depuis les dernières années il s'efforçait d'être plus aimable, même envers les manants les plus pauvres.

On ne savait pas grand-chose sur les causes de ce revirement et de cette bonté insolite. Les paysans s'en défiaient, mais comme il se montrait désormais arrangeant pour les tailles et autres prestations dont le château était redevable à l'égard du roi et du marquis, on le traitait avec respect.

Les méchants insinuaient qu'il agissait ainsi pour endetter son maître toujours absent. Quant à la marquise et à son fils Philippe, ils ne s'intéressaient pas plus au domaine que le marquis lui-même.

– Si ce qu'on raconte est vrai, vous seriez simplement en passe de reprendre à votre compte tout le domaine des Plessis, dit un peu brutalement Armand de Sancé.

– Pure calomnie, monsieur le baron. Non seulement je tiens à rester un serviteur loyal de M. le marquis, mais je ne verrais aucun intérêt à ce genre d'acquisition. Pour rassurer vos scrupules, je vous confierai, encore que je ne trahisse aucun secret, que cette propriété est très hypothéquée déjà !

– Ne me proposez pas de l'acheter, je n'en ai pas les moyens...

– Loin de moi une telle pensée, monsieur le baron... Un peu de vin ?...

Angélique, que la conversation ne passionnait point, se glissa hors du bureau et revint vers la grande salle où Mme Molines s'affairait à rouler la pâte d'une énorme tarte. Elle sourit à la fillette et lui tendit une boîte d'où s'exhalait une délicieuse odeur.

– Tenez, mangez cela, mignonne. C'est de l'angélique confite. Vous en portez le nom. Je la fabrique moi-même avec du beau sucre blanc. Elle est meilleure que celle des pères de l'abbaye qui n'emploient que de la cassonade. Comment voulez-vous que les pâtissiers de Paris apprécient ce condiment lorsqu'il a perdu toute saveur après avoir bouilli grossièrement dans d'énormes cuves mal nettoyées de leurs soupes et de leurs boudins ?

Tout en l'écoutant, Angélique mordait avec délices dans les minces tiges poisseuses et vertes. Ainsi voilà ce que devenaient après leur cueillette ces grandes et fortes plantes de marais dont le parfum, à l'état naturel, avait plus d'amertume.

Elle regardait avec admiration autour d'elle. Les meubles étaient brillants. Dans un coin il y avait une horloge, cette invention que grand-père disait diabolique. Pour mieux la voir et pour surprendre son murmure, elle se rapprocha du bureau où causaient les deux hommes. Elle entendit son père qui disait :

– Par saint Denis, Molines, vous me déconcertez. On raconte beaucoup de choses sur vous, mais enfin, dans l'ensemble, tout le monde est d'accord pour vous reconnaître une forte personnalité et du flair. Or, j'apprends par votre bouche, qu'en réalité vous cultivez les pires utopies.

– En quoi ce que je viens de vous exposer vous paraît-il si déraisonnable, monsieur le baron ?

– Voyons, réfléchissez. Vous savez que je m'intéresse aux mulets, que j'ai réussi par croisement une assez belle race, et vous m'encouragez à intensifier cet élevage dont vous voudriez vous charger d'écouler les produits. Tout cela est fort bien. Mais là où je ne vous suis pas, c'est quand vous envisagez un contrat de longue durée avec... l'Espagne. Or, nous sommes en guerre avec l'Espagne, mon ami...

– La guerre ne durera pas toujours, monsieur le baron.

– Nous l'espérons aussi. Mais on ne peut pas fonder un commerce sérieux sur une espérance de ce genre.

L'intendant eut un demi-sourire condescendant qui échappa au gentilhomme ruiné. Celui-ci reprit avec véhémence :

– Comment voulez-vous commercer avec une nation qui est en guerre avec nous ? Tout d'abord c'est interdit et c'est justice, car l'Espagne est l'ennemi. Ensuite les frontières sont fermées et les communications et péages surveillés. Je yeux bien admettre que fournir des mulets à un ennemi, ce n'est pas aussi grave que de fournir des armes, d'autant plus que les hostilités ne se déroulent plus ici, mais en territoire étranger. Enfin j'ai trop peu de bêtes pour que ça vaille la peine d'un trafic quelconque. Cela demanderait fort cher et des années de mise en route. Mes moyens financiers ne me permettent pas cette expérience.

Il n'ajouta pas, par amour-propre, qu'il était même sur le point de liquider son haras.

– Monsieur le baron me fera la grâce de considérer qu'il possède déjà quatre étalons exceptionnels et qu'il lui serait bien plus facile qu'à moi de s'en procurer beaucoup d'autres chez les gentilshommes des environs. Quant aux ânesses, on peut en trouver des centaines à dix ou vingt livres la tête.

« Un petit travail supplémentaire d'assèchement de marais peut améliorer les pâturages, vos mulets de trait étant d'ailleurs très rustiques. Je crois qu'avec vingt mille livres cette affaire pourrait se lancer sérieusement et commencer à marcher d'ici trois ou quatre ans.

Le pauvre baron parut pris de vertige.

– Mâtin, vous voyez grand, vous ! Vingt mille livres ! Vous les croyez donc si précieux, mes malheureux mulets dont tout le monde fait ici des gorges chaudes. Vingt mille livres ! Ce n'est quand même pas vous qui allez me les avancer ces vingt mille livres :

– Et pourquoi pas ? dit placidement Molines.

Le gentilhomme le dévisagea avec un peu d'effarement.

– Ce serait de la folie de votre part, Molines ! Je tiens à vous dire que je n'ai aucun répondant.

– Je me contenterai d'un simple contrat d'association avec parts pour moitié et hypothèque sur cet élevage, mais nous le ferions à titre privé et secret à Paris.

– Si vous voulez le savoir, je crains de n'avoir pas les moyens, d'ici longtemps, de me rendre dans la capitale. Maintenant votre proposition me paraît trop ahurissante et hasardeuse, et je voudrais consulter au préalable quelques amis...

– En ce cas, monsieur le baron, restons-en là tout de suite. Car la clef de notre succès réside dans le secret complet. Sinon, il n'y a rien à faire.

– Mais je ne puis me lancer sans avis dans une affaire qui de plus me paraît être contre l'intérêt de mon propre pays !

– Qui est aussi le mien, monsieur le baron...

– On ne le dirait pas, Molines !

– Alors ne parlons plus de rien, monsieur le baron. Disons que je me suis trompé. Devant vos réussites exceptionnelles, j'estimais que vous seul étiez capable d'installer un élevage en grand et sous votre nom dans ce pays. Le baron se sentit justement apprécié.

– Ce n'est pas la question...

– Alors, monsieur le baron me permettra-t-il de lui faire observer combien cette question touche de près celle qui le préoccupe, c'est-à-dire le soin d'installer honorablement sa nombreuse famille...

– Vous mériteriez que je vous cravache, Molines, car ce sont là des affaires qui ne vous concernent pas !

– Ce sera comme vous le désirez, monsieur le baron. Cependant, encore que mes moyens soient plus modestes que certains ne sont portés à le croire, j'avais pensé ajouter immédiatement – à titre d'avance sur notre future affaire naturellement – un prêt d'une somme analogue : vingt mille livres pour vous permettre de vous consacrer à votre domaine sans soucis trop harassants au sujet de vos enfants. Je sais, par expérience, que les travaux n'avancent pas vite lorsque l'esprit est distrait par l'inquiétude.