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Le visage d'Angélique se ferma et elle embrassa la jeune femme du bout des lèvres. Cependant, autour du grand lit conjugal, les jeunes gens s'assemblaient et plaisantaient.

– Ah ! ma belle, cria l'un d'eux, tels qu'on vous voit toi et ton époux, on se doute que le chaudaut sera le bienvenu quand on vous le portera à la première aube.

– Maman, demanda Angélique en sortant, qu'est-ce que ce chaudaut dont on parle toujours aux mariages ?

– C'est une coutume de manants comme de porter des présents ou de danser, répondit-elle évasive.

L'explication ne contenta pas sa fille qui se promit d'assister au « chaudaut ». Cependant, sur la place du village, on ne dansait pas encore sous le grand ormeau. Les hommes restaient autour des tables, posées en plein air sur des tréteaux. Angélique entendit les sanglots de sa sœur aînée qui demandait à rentrer au château, car elle était honteuse de sa robe trop simple et reprisée.

– Bah ! s'écria Angélique, tu te compliques bien la vie, ma pauvre fille. Est-ce que je me plains de ma robe moi, et pourtant elle me serre et elle, est trop courte. Il n'y a que mes souliers qui me font vraiment mal. Mais j'ai apporté mes sabots dans un balluchon et je les mettrai pour mieux danser. Je suis bien décidée à m'amuser !

Hortense insista, se plaignant qu'elle avait chaud et qu'elle n'était pas bien, qu'elle voulait rentrer à la maison. Mme de Sancé rejoignit son mari qui était assis parmi les notables et le prévint qu'elle se retirait, mais laissait Angélique avec lui. La fillette resta un instant près de son père. Elle avait beaucoup mangé et se sentait somnolente.

Il y avait, autour d'eux, le curé, le syndic, le maître d'école qui était aussi à l'occasion chantre, chirurgien, barbier et sonneur de cloches, et plusieurs cultivateurs appelés « laboureurs » parce qu'ils étaient possesseurs de charrue à bœufs et employaient plusieurs « manœuvriers », formant ainsi une petite aristocratie de village. Faisait aussi partie de ce groupe Arthème Callot, l'arpenteur du bourg voisin, délégué provisoirement afin d'aider à l'assèchement du marais proche et faisant, lui, un peu figure de savant et d'étranger, encore qu'il ne fût que du Limousin. Enfin s'étalait le père du marié, Paul Saulier lui-même, éleveur de bêtes à cornes, de chevaux et d'ânes.

En fait ce corpulent paysan du Poitou était le plus important des petits fermiers paysans et, encore que le baron Armand de Sancé fût le « maître », son fermier était certainement plus riche que lui.

Angélique, regardant son père dont le front ne se déridait pas, devinait sans peine ce qu'il pensait.

« C'est là encore un signe de l'abaissement des nobles », devait-il songer avec mélancolie.

*****

Cependant un remue-ménage se faisait sur la place autour du grand ormeau, et l'on vit deux nommes, portant chacun sous le bras des sortes de sacs blancs déjà très gonflés, se hisser sur des tonneaux. C'étaient les joueurs de musette. Un joueur de chalumeau se joignit à eux.

– On va danser, s'écria Angélique, et elle s'élança vers la maison du syndic où elle avait caché ses sabots à l'arrivée.

Son père la vit revenir sautant d'un pied sur l'autre et battant des mains selon le rythme des ballades et des rondes qui se danseraient tout à l'heure. Ses cheveux d'or bruni sautaient sur ses épaules. Peut-être à cause de sa robe trop courte et trop étroite, il réalisa tout à coup combien elle s'était subitement développée depuis quelques mois. Elle qui avait toujours été assez frêle paraissait maintenant avoir douze ans ; ses épaules s'étaient élargies, sa poitrine gonflait légèrement la serge usée de sa robe. Un sang riche sous le hâle doré de ses joues lui donnait un éclat vermeil et ses lèvres entrouvertes, humides, riaient sur des petites dents parfaites. Comme la plupart des jeunes filles du pays, elle avait glissé à l'échancrure de son corsage un gros bouquet de primevères jaunes et mauves.

Les hommes qui étaient là furent eux aussi frappés de son apparition pleine de fougue et de fraîcheur.

– Votre demoiselle devient fort belle fille, dit le père Saulier avec un sourire obséquieux et un regard entendu à ses voisins.

La fierté du baron se teinta d'inquiétude.

Elle est trop grande maintenant pour se mêler à ces rustres, pensa-t-il tout à coup. C'est elle, plus qu'Hortense, qu'on devrait mettre au couvent... Angélique, insouciante des regards et des réflexions qu'elle suscitait, se mêlait gaiement aux jeunes gens et jeunes filles qui accouraient de toutes parts en bande ou par couples.

Elle se heurta presque à un adolescent qu'elle ne reconnut pas sur le coup tant il était bien vêtu.

– Valentin, ma doué, s'exclama-t-elle employant le patois du pays qu'elle parlait couramment, ce que tu es beau, mon cher !

Le fils du meunier portait un habit coupé certainement à la ville dans un drap gris de si belle qualité que les basques de sa redingote en semblaient empesées. Celle-ci et le gilet étaient garnis de plusieurs rangées de petits boutons dorés qui étincelaient. Il avait des boucles de métal à ses souliers et à son feutre, et des rosettes de satin bleu comme jarretières à bas. Le jeune garçon qui, à quatorze ans, était taillé en Hercule, paraissait assez gauche et emprunté dans son accoutrement, mais son visage rougeaud éclatait de satisfaction. Angélique, qui ne l'avait pas vu depuis quelques mois à cause de ce voyage à la ville qu'il avait fait avec son père, s'aperçut qu'elle lui atteignait à peine à l'épaule et se sentit presque intimidée. Pour dissiper sa gêne, elle lui saisit la main.

– Viens danser.

– Non ! non ! protesta-t-il. Je ne veux pas abîmer mon beau costume. Moi, je vais aller boire avec les hommes, ajouta-t-il avec suffisance en se dirigeant vers le groupe des notables près desquels venait de s'attabler son père.

– Viens danser, cria un garçon en saisissant Angélique par la taille. C'était Nicolas. Ses yeux sombres comme des châtaignes mûres étaient pleins de gaieté.

Ils se firent face et commencèrent à battre la terre en cadence aux sons aigus et aux ritournelles des musettes et du chalumeau. À ces danses qu'on aurait pu croire pesantes et monotones, un sens instinctif du rythme ajoutait une harmonie extraordinaire. Avec les musettes et le chalumeau, le principal instrument en était précisément ce choc sourd des sabots retombant sur le sol dans un ensemble total, et les figures compliquées que chacun exécutait à la seconde précise ajoutaient de la grâce à la perfection du ballet champêtre.

Le soir vint. La fraîcheur soulagea les fronts en sueur. Tout à l'obsession de la danse, Angélique se sentait heureuse, délivrée de ses pensées. Ses cavaliers se succédaient et dans leurs yeux brillants et rieurs elle lisait quelque chose qui l'exaltait un peu. La poussière montait comme un pastel léger, rosi par le soleil couchant. Le joueur de chalumeau avait les joues comme deux balles et les yeux lui sortaient de la tête à force de souffler dans son instrument.

Il fallut s'interrompre, aller aux tables garnies de pichets pour se rafraîchir.

– À quoi pensez-vous, père ? demanda Angélique en venant s'asseoir près du baron qui ne se déridait pas.

Elle était rouge et essoufflée. Il lui en voulut presque d'être insouciante et heureuse alors qu'il se tracassait au point de ne pouvoir plus jouir comme autrefois d'une fête de village.

– Aux impôts, répondit-il en regardant d'un air sombre son vis-à-vis qui n'était autre que le sergent Corne, le commis des Aides que l'on avait mis tant de fois à la porte du château.

Elle protesta :

– Ce n'est pas bien de penser à cela alors que tout le monde s'amuse. Est-ce qu'ils y pensent, eux tous, nos paysans, et pourtant ce sont eux qui paient le plus lourdement. N'est-ce pas, monsieur Corne ? cria-t-elle gaiement à travers la table. N'est-ce pas qu'en un jour pareil personne ne doit plus penser aux impôts, même pas vous ?...